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V

Nous avons trouvé aux Archives nationales le seul document qui fasse connaître la négociation de Junot à Madrid : c’est une dépêche très circonstanciée qu’il adressa le 30 mars à l’empereur[1]. Cette pièce unique, entièrement écrite de sa main, est un récit complet et d’une évidente exactitude ; le style en est fort négligé, mais très précis ; on y reconnaît un homme moins accoutumé à tenir la plume que l’épée, mais qui rapporte ce qu’il a dit et entendu, jour par jour, et qui n’a d’autre désir que celui d’informer sincèrement son souverain de sa conduite. Mme Junot, dans ses Mémoires, se borne à l’exposé anecdotique de leur séjour en Espagne et ne donne aucun détail sur les affaires politiques confiées à son mari. Mais la dépêche du général suffit pleinement à déterminer l’aspect de l’incident.

Junot, dès le 19 mars, lendemain de son arrivée, fut présenté au prince de la Paix par Beurnonville ; le 20, il retourna seul chez le premier ministre et lui remit une lettre particulière de Napoléon. Cette lettre l’accréditait, déclarait l’intention bien arrêtée d’amener le Portugal à s’unir aux cabinets de Paris et de Madrid contre l’Angleterre, et notamment invitait le gouvernement espagnol à donner à ses forces militaires et maritimes « de la consistance et un caractère imposant »[2]. Le général traita d’abord cette dernière question, qui en effet était la plus urgente ; il en développa le sens et indiqua nettement les mesures à prendre immédiatement, à savoir : la réunion effective à Cadix de six bâtimens de ligne complètement armés sous le commandement de l’amiral Gravina, et de six autres au Ferrol. Ce désir était un ordre : Godoï le comprit et déclara que tout serait prêt dans le délai fixé. C’était beaucoup dire ; on manquait de vivres, et la presse des matelots, activée dans tous les ports, ne donnait que des résultats fort insuffisans. Le prince de la Paix n’avait en réalité que des renseignemens très vagues sur la situation des escadres espagnoles. Junot, se défiant de son ignorance et de son inertie, ne se contenta pas de ses promesses : il lui fit rédiger, séance tenante, un questionnaire précis et des ordres rigoureux adressés au Ferrol et à Cadix, puis il revint, le 21, s’assurer que les courriers étaient partis, Le prince de la Paix lui affirma, — et c’était vrai, — que ses dépêches impératives étaient expédiées,

  1. Elle est conservée au Musée des Archives (n° 1515) comme le plus intéressant des rares autographes du général.
  2. Corresp. de Napoléon, n° 8337.