Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/143

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était trop engagé avec l’Angleterre pour accéder aux vœux de Napoléon. Puis, donnant à son langage le ton d’une causerie personnelle, il insinua qu’il connaissait bien ce pays, étant lui-même à moitié Portugais et possédant déjà une principauté dans ce royaume. Il s’étendit ensuite sur la nécessité où il se trouverait de quitter l’Espagne à la mort de Charles IV, étant haï de la princesse des Asturies, fille de la reine de Naples, si notoirement hostile à la France. Le général, qui avait dressé l’oreille en entendant ce discours ambigu, voulut savoir au juste quel en était le sens ; et pour engager Godoï à s’expliquer, tout en l’amenant par des paroles bienveillantes à placer complètement l’Espagne sous la dépendance du cabinet des Tuileries, il lui fit entendre que la reconnaissance de l’empereur lui serait acquise et le sauverait des périls d’un changement de règne, s’il usait dès à présent « de tout son pouvoir et de tous ses moyens » pour favoriser la politique française.

Ces expressions, qui visaient seulement en apparence le concours qu’on attendait de Godoï, lui causèrent une assez vive émotion pour qu’il crût le moment venu d’entrer dans la voie des confidences. D’ailleurs, en présence du service qui lui était indiqué, il jugeait peut-être habile de tâter le terrain et de laisser pressentir quel prix il en osait attendre. Il affecta donc un air solennel, il prit la main de Junot, et lui demanda, d’un ton pénétré, comme « au meilleur ami de l’empereur », si vraiment Napoléon était revenu de ses mauvaises impressions à son égard et le croyait en état de gouverner. Le général lui ayant répondu avec courtoisie, il découvrit pleinement sa pensée : « L’empereur ne sait peut-être pas, dit-il, que les grands de Portugal se sont réunis et se sont entendus pour m’offrir la couronne. Je les ai remerciés on leur disant que je voulais servir mon maître jusqu’à la fin, mais qu’après, s’il entrait dans les vues de la France que j’acceptasse, j’accepterais avec l’amitié de l’empereur. »

Junot, tout en se doutant bien que son interlocuteur espérait une sérieuse ; récompense de son concours, était loin toutefois de s’imaginer qu’il eût porté ses vues aussi haut. Une telle communication était absolument imprévue ; ses instructions, écrites ou verbales, n’autorisaient aucune conjecture sur les intentions ultérieures de son gouvernement à l’égard du prince de la Paix. Il garda, en cette occurrence, le sang-froid d’un vieux diplomate, ne manifesta aucun sentiment qui pût décourager Godoï ou flatter ses espérances. Il se borna à insister d’une manière générale sur l’assistance qu’on attendait de lui dans les circonstances présentes et sur les avantages que lui assurerait l’appui de Napoléon. Il eut