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présentant la perspective d’une rupture, l’ambassadeur jouait gros jeu sans doute, mais avec toute chance d’effrayer un souverain faible et incertain ; au fond d’ailleurs, il n’avait pas l’intention de partir tout de suite, et il comptait, avant d’en venir à cette extrémité, s’abstenir de paraître à la cour[1], mais il voulait faire tout redouter au gouvernement portugais afin de le contraindre à exiger la sortie des bâtimens britanniques.

L’événement lui donna raison. Il n’avait pas trop présumé de son influence et du prestige de l’empereur. L’effet de l’ultimatum, remis collectivement d’ailleurs par Junot et son collègue espagnol, fut immédiat et décisif. Qu’il y eût ou non accord préalable pour l’entrée du convoi entre Londres et Lisbonne, — ce point est demeuré obscur, — le cabinet portugais insista si fortement auprès du commandant britannique que celui-ci, dès le lendemain, sortit du port ; la tentative anglaise avait échoué. Ce n’était, il est vrai, que pour peu de temps, car les troupes du convoi, transportées à Gibraltar, ont fait certainement partie de l’armée avec laquelle lord Wellesley envahit plus tard le Portugal, mais la fière attitude de l’ambassadeur avait ajourné le péril, et l’Angleterre ne pouvait en ce moment établir sa base d’opérations sur le Tage.


IX

Restait la question de l’alliance, c’est-à-dire le point capital de la mission de Junot. On a vu combien le prince régent y était contraire et quels doutes elle inspirait à l’ambassadeur lui-même. Il semblait donc qu’on dût s’attendre de ce côté aux incidens les plus graves. Mais les affaires diplomatiques ont des péripéties imprévues qui déconcertent tantôt les espérances et tantôt les craintes des agens les plus avisés. Le cours des événemens modifie les instructions les plus fermes, et c’est pourquoi tout plénipotentiaire engagé dans une grosse négociation doit toujours garder une certaine réserve ; il ne peut jamais savoir en effet quelles décisions nouvelles les circonstances imposeront à son gouvernement. Junot avait été, à ce point de vue, parfaitement correct : il avait exposé et défendu les demandes du cabinet impérial avec la plus grande vigueur, mais sans en venir, sur cette grave difficulté de la déclaration de guerre à l’Angleterre parle Portugal, jusqu’à des menaces belliqueuses qui l’eussent compromis et qui eussent engagé l’amour-propre et la dignité de l’empereur. Le champ restait ouvert à ces pourparlers dont une diplomatie prudente utilise à son

  1. Arch. des Affaires étrangères. Lettre de Junot à M. de Talleyrand, 10 mai 1805.