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I

Sur ces côtes, asile dernier de la vie sans entraves et de l’énergie morale développée par un péril constant, tout en haut de la Norvège, en Finmark, grandit Jonas Lie, le plus délicat, le plus esthétique, au sens absolu, des écrivains Scandinaves. Son talent est le savoureux produit d’une hérédité affinée qu’il tenait de plusieurs générations d’ancêtres remarquablement civilisés, et de cette éducation solitaire et lointaine, indépendante. Fils et petit-fils de magistrats, son bisaïeul, né à Rœros, pays des mines de cuivre, était directeur de la police à Trondjhem. Il joua, comme tel, un rôle politique fort actif pendant la guerre entre la Norvège et la Suède, au commencement du siècle. Mais l’action, en lui, ne nuisait point au rêve. Il poétisait volontiers et écrivit des chants naïfs, simplement rythmés, dont quelques-uns sont récités encore et restés populaires parmi les paysans des hautes vallées. Il fut le premier grand homme de la famille, le premier qui marqua le degré supérieur de développement où la race était arrivée. Avec lui, elle sortait de l’obscurité commune. Le grand-père du romancier était avocat à la Cour dappel de Trondjhem, la ville la plus intelligente de la Norvège. Son père était juge dans un des plus grands districts de la côte Ouest. Mais la nature de ses fonctions le forçait à de fréquens déplacemens, si bien que Jonas Lie, né à Eker, à quelques lieues de Christiania, en 1833, traversait le pays en tout sens, passait du fjord à la montagne, et partait à trois ans pour Tromsoë, petite ville de quatre mille âmes, au pays mystérieux et lointain du soleil de minuit. Il vécut là-haut, en pleine nature hyperboréenne, à cinq cents lieues du pôle, pendant douze années ; il s’emplit les yeux de la lumière étrange qui déforme les choses, les oreilles du silence effarant qui règne en souverain dans ces espaces inconnus, tous les sens de ces impressions énigmatiques qu’on ne saurait trouver sur aucune autre terre, en aucun autre lieu du monde. Il en revint poète. Seulement, son talent mit vingt ans à pousser, d’une sève tardive, mais vigoureuse, comme ces fines plantes du Nord qui fleurissent avec peine, mais résistent à la neige, au gel meurtrier, aux rafales venues de la mer de Glace.

En 1846, il quitte Tromsoë. Il avait l’intention d’entrer à l’école navale de Fredriksvaern. Myope, il ne fut pas admis, mais il ne lui manqua que le galon, il était marin dans l’âme.

À cette époque, il était déjà l’homme qu’il est resté. Une tête ronde, osseuse, forte, d’une solidité de profil merveilleuse : une tête de médaille complètement glabre, encadrée dans une chevelure