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germination d’aspirations nouvelles ; des idées, jusqu’alors insoupçonnées, se montraient au grand jour de la discussion. Ce fut le moment où les ouvriers Scandinaves furent initiés au socialisme allemand, s’organisèrent pour la défense de droits qui venaient seulement de leur être révélés. Les colères soulevées par les premières comédies sociales d’Ibsen vont dès lors s’aggraver dans une progression constante jusqu’aux Revenans, qui furent le dernier triomphe, et Björnson devient l’ennemi juré des partisans des vieilles traditions. La guerre est déclarée. Ce n’est pas une évolution qui se poursuit, c’est une révolution qui commence.

Lie, en poète dont la fonction supérieure est d’être un écho vivant et sonore des grandes paroles qui remuent les nations, ressentit profondément ces émotions nouvelles. Il cherche à les exprimer et, spontanément, se range parmi les révolutionnaires. Avec Adam Schrader, il abandonne le procédé pictural dont jusqu’alors il avait usé. Il fait, il est vrai, bientôt un pas en arrière, la bataille l’effraye, il craint d’y fausser sa fine armure. Mais l’entraînement est plus fort que sa volonté. Il jette brusquement sa légère plume de styliste pour prendre une lame, ciselée encore et brillante, mais plus dangereuse et plus solide. Comme Ibsen, il se livre à l’analyse. Il pénètre dans l’intérieur des âmes, lui qui s’était jusqu’alors contenté d’en décrire les manifestations extérieures ; il les interroge. Que désirent-elles ? Dans l’Esclave de la vie, il regarde la société d’en bas, avec les yeux d’un ouvrier ; il la juge et la condamne. La vie n’est point un joug, elle serait bonne si l’homme ne la gâtait, si sur cette terre éternellement sereine et féconde il ne bâtissait un édifice d’iniquités et de mensonge, de cruauté aussi, qui écrase les humbles. Et pourtant chacun prend pied sur cette terre de douleur, chacun y suit sa route, plus ou moins lourdement chargé, les pieds saignans, jusqu’au but final, qu’on ne peut éviter, la Mort. Qu’a-t-on fait le long du chemin ? Un peu de bien, parfois ; un peu de mal, toujours ; et l’on a beaucoup souffert. A quoi bon vivre alors ?

Puissances infernales est, ce semble, d’une portée moins haute. Et cependant la vérité qui s’en dégage est d’un intérêt plus général encore Deux hommes y figurent, adversaires radicaux. M. Jonston, issu d’une vieille famille, délicatement cultivé, nerveux, dédaigneux de l’argent, amoureux d’élégance, sensible, en un mot, comme on disait aux jours évanouis de noblesse et d’aristocratie, entre en antagonisme avec M. Bratt. Celui-là, il est le fils du siècle, de notre civilisation industrielle et mercantile, inventée, créée de toutes pièces par des ingénieurs d’esprit mathématique ; parvenu, il juge tout, la vie et l’art, la joie et la souffrance,