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mis son âme en liberté, et qu’il faut être libre pour être heureux.

La pauvreté faisait sa joie, et la joie était pour lui la plus divine des vertus. Il aurait voulu que ses disciples se réjouissent comme lui ; rien ne lui déplaisait plus que les figures allongées et tristes : « Si tu as quelque faute à déplorer, regrette-la dans ta cellule, mais ici, dans la société de tes frères, prends leur visage et leur ton… Que les frères évitent de se montrer jamais sombres, tristes comme les hypocrites, et le front chargé de nuages ! Qu’on les trouve, en tout temps, joyeux dans le Seigneur, aimables, gais et gracieux comme il convient ! » Il en parlait à son aise ; la joie ne se commande pas, et ses frères auraient pu lui répondre : « Homme sans pareil, donnez-nous un peu de votre âme, et tâchez de nous refaire à votre image ! » Aussi ne puis-je m’associer aux colères de M. Sabatier contre la curie romaine et les partisans de la règle mitigée. Italiens blanchis dans les affaires, les papes, dont François eut tour à tour à se plaindre ou à se louer, avaient pour principe que quiconque veut gouverner les hommes doit concilier la fermeté avec la diplomatie et sacrifier quelquefois à la prudence. Peut-on leur faire un crime d’avoir pensé qu’il y avait dans ce saint quelque chose d’incommunicable, que la mystérieuse alchimie par laquelle il transmuait les douleurs en joies n’était pas une science qui pût s’apprendre, que ses frères n’auraient jamais le secret, et que pour assurer l’avenir de l’ordre, il fallait adoucir une règle qui excédait et forçait la commune nature ?

Le cardinal Hugolin, qui avait l’esprit fort délié, connaissait trop saint François pour ignorer qu’il avait sur tous ses frères un avantage dont il ne pouvait leur faire part, qu’il était né avec une âme d’artiste et de poète, et que les poètes sont de tous les hommes ceux qui ont le plus de talent pour jouir sans posséder et pour sauver, par de séduisantes broderies, le fond triste d’une vie dépouillée et nue. Avant sa conversion, il aimait à s’égarer dans les replis de la montagne d’Assise, et, comme le dit Celano, « il se délectait de la beauté des champs, de l’aménité des vignes et de tout ce qui s’offrait à ses yeux. » Plus tard, il exigera que tous les couvens de l’ordre aient un petit jardin, dont les fleurs donneront à leurs habitans « un avant-goût des suavités éternelles. » Quelques mois avant sa mort, il composera le Cantique du soleil : « Loué soit Dieu, mon Seigneur, avec toutes les créatures, singulièrement avec notre frère, messire le Soleil, qui nous donne le jour et la lumière !… Loué soit mon Seigneur pour notre sœur la Lune et pour les étoiles ! Vous les avez formées dans le ciel claires et belles… Loué soit notre Seigneur pour notre mère la Terre qui nous soutient et nous nourrit ; elle enfante et les fruits, et les herbes, et les fleurs colorées ! »

Ce singulier ascète avait l’amour de tout ce qui enchante la vie, de