Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/232

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

consommateurs, — ils s’écrient qu’on les veut ruiner et que la France est en péril. Comme conséquence, ils exigent un rehaussement des barrières qui arrêtent les produits similaires étrangers.

C’est ainsi que M. Méline, dans une démarche officielle faite auprès du ministre de l’Agriculture au nom du groupe agricole dont il est président ; que M. Vallon, au Sénat, dans une réunion dont les vœux étaient analogues ; que M. Leygues, dans une séance de la Chambre des députés, ont tous trois demandé, avec l’approbation d’un grand nombre de leurs collègues, « quelles mesures le gouvernement compte prendre pour sauvegarder les intérêts des agriculteurs français, compromis par l’avilissement du prix des blés. » Et, pour que le gouvernement ne se mette point trop en peine de chercher quelles pourraient être ces mesures, ils ont aussitôt proposé d’élever à 8 francs par 100 kilogrammes la taxe sur les blés étrangers, qui est actuellement de 5 francs.

Étant donné que le quintal de froment se vend aujourd’hui aux environs de 20 francs, une taxe de 8 francs représenterait un droit de 40 pour 100 sur cette denrée de première nécessité. On peut dire que l’impôt sur le blé c’est l’impôt sur la misère, parce que le pain tient une place de plus en plus grande dans le budget des classes laborieuses, suivant que les familles y sont plus nombreuses et que les salaires y sont moins élevés. On doit alors se restreindre à la seule dépense que l’on ne peut éviter, celle du pain. Que les personnes qui me font l’honneur de me lire réfléchissent un instant à la place que tient le pain dans leur budget annuel : elles reconnaîtront que dans une dépense totale de 15000, 20000, 30000 francs par exemple, la note du boulanger représente un chiffre de 200 ou 300 francs peut-être, c’est-à-dire 1 ou 2 pour 100 au plus des revenus dont elles disposent. Il leur importe donc fort peu que le kilogramme de pain augmente ou diminue de 6 ou 7 centimes.

Mais que l’on considère au contraire une famille ouvrière : là, le pain représente en moyenne 25 pour 100 du total des recettes ; et cette quotité augmente suivant l’exiguïté des salaires et suivant le chiffre des enfans, si bien que, pour les plus malheureux, c’est la moitié et quelquefois davantage de leur pauvre budget qu’absorbe le chapitre du boulanger. On mange d’autant plus de pain qu’on a moins le moyen de manger autre chose : tandis qu’un bourgeois se contentera d’une demi-livre de pain par jour, il en faudra trois livres à un journalier des champs. Ce sont là des choses que tout le monde sait, j’imagine ; mais on paraît singulièrement les oublier lorsque, négligeant les intérêts du consommateur, on en vient à déplorer comme un malheur public le bon marché d’une marchandise si indispensable : on se lamente, dans les feuilles protectionnistes, sur « les proportions inquiétantes du stock actuel des blés » dans le monde ; on gémit sur ce qu’il est « absolument abondant, et, ce qui aggrave la chose, ajoute-t-on, c’est l’aspect