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on perdra d’autres. » Scipion, qui comprenait le danger, fit redemander la Carthaginoise à Massinissa. Le malheureux, qui n’osait pas la défendre et ne voulait pas la livrer, lui envoya du poison par un esclave fidèle, et l’héroïque femme but la coupe sans faiblir[1].

Cette obéissance méritait d’être récompensée. Massinissa reçut du peuple romain le titre de roi. On le fit asseoir sur une chaise curule, comme un consul ; on lui permit de se vêtir d’une toge brodée de palmes ; on lui mit une couronne d’or sur la tête, un bâton d’ivoire à la main. Ce qui lui fut encore plus agréable, c’est qu’on lui permit d’inquiéter les Carthaginois, à qui on ne voulait laisser qu’une existence précaire. Il usa largement de la permission, et pendant les cinquante années qui lui restaient à vivre il ne cessa d’enlever à ses ennemis quelques lambeaux de territoire. A 88 ans il montait encore à cheval sans selle, et guerroyait, pendant la bonne saison, jusque sous les murs de Carthage. Le reste du temps il vivait dans son sérail de Cirta, au milieu d’une famille qui s’accroissait sans cesse et qui tremblait devant lui. Il mourut à 90 ans, sans avoir jamais été malade : son dernier fils, nous disent avec admiration les historiens, n’avait que quatre ans.

III

Le long règne de Massinissa fut une époque de grande prospérité pour la Numidie ; grâce à la paix que le vieux roi maintenait sévèrement entre les tribus rivales, les villes du littoral devinrent plus florissantes ; les plaines du Tell se peuplèrent de cultivateurs ; les étrangers commencèrent à fréquenter les grands marchés de l’intérieur où se faisaient, comme aujourd’hui, toutes les transactions des indigènes. Les négocians italiens, très habiles

  1. La mort de Sophonisbe est le sujet d’une des rares fresques de Pompéi qui soient empruntées à l’histoire romaine. Dans une salle richement décorée, soutenue par des colonnes et ornée de statues placées dans les entre colonnemens, une belle femme, une reine, d’un teint éblouissant, couverte d’une tunique de pourpre, est couchée sur un lit et tient une coupe dans la main. Debout derrière elle, un homme au teint brun, la tête ceinte d’un diadème blanc, comme le portaient les rois numides, appuie sa main sur l’épaule de la femme, comme pour l’encourager. Son œil inquiet est fixé sur un personnage placé au pied du lit et qui regarde d’un air sévère. Celui-là est un portrait, et Visconti, en le voyant, reconnut du premier coup Scipion l’Africain. En réalité, ni Scipion, ni Massinissa n’assistèrent à la mort de Sophonisbe : l’artiste les y a introduits pour rendre la scène plus dramatique. Je me demande si cette façon de la concevoir et de la représenter ne lui venait pas directement du théâtre, et si ce tragique événement, qui a inspiré chez nous Mairet et Corneille, n’avait pas été déjà le sujet, de quelque drame romain (prætexta), où le peintre est allé le prendre.