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et très entreprenans, se glissaient partout. Utique était pleine de « gens qui portaient la loge » ; à Girta, Micipsa, qui remplaçait Massinissa, son père, avait attiré toute une colonie de Grecs, et bâti un palais somptueux, que ses descendans ne devaient guère habiter ; — ce qui fait songer à la belle demeure que le bey Ahmed s’était fait construire et qui était à peine achevée en 1837, quand les Français s’emparèrent de Constantine.

Et pourtant cette prospérité n’était qu’apparente. La dynastie berbère allait être victime de ses succès mêmes ; en travaillant avec une sorte de fureur à la ruine de Carthage, sans le savoir, elle préparait la sienne. Tant que Carthage subsistait, Rome avait besoin des rois numides ; ils étaient ses alliés, des alliés nécessaires, qu’on flattait et qu’on ménageait. Quand elle n’eut plus rien à craindre, elle se mit à l’aise avec eux : les alliés d’autrefois devinrent des protégés ; ils commandaient à leurs sujets, mais à condition d’obéir à Rome, il leur fallait gouverner pour elle, non pour eux. C’est ce qu’il leur était difficile de ne pas apercevoir ; ces honneurs qu’on leur accordait avec tant de complaisance, cette couronne qu’on leur posait sur la tête, ce sceptre qu’on leur mettait dans la main, ne pouvaient pas les tromper. Ils sentaient bien qu’ils n’étaient pas tout à fait, les maîtres chez eux, et ils le reconnaissaient quand ils étaient sincères. « Je sais, disait le fils de Micipsa au sénat romain, que je n’ai que l’administration de ce royaume et que la propriété vous en appartient. » Des situations semblables sont grosses d’orages. Un jour ou l’autre le protégé et le protecteur cessent de s’entendre ; la guerre éclate entre eux, et le protégé, qui n’est pas le plus fort, disparaît.

Ce fut justement le sort de la dynastie berbère. Je n’ai pas à raconter comment, la discorde s’étant mise entre les héritiers de Micipsa, les Romains furent forcés d’intervenir dans les affaires de la Numidie, et la longue guerre qu’ils soutinrent contre Jugurtha, le plus vaillant de ces princes. C’est une histoire parfaitement connue, grâce au talent de celui qui s’est chargé de l’écrire. L’ouvrage de Salluste n’est pas seulement un chef-d’œuvre littéraire, il a pour nous cet intérêt particulier de nous parler de l’Afrique ancienne, et, comme railleur était en situation de la bien connaître, qu’il l’avait visitée et même administrée pendant quelque temps, nous ouvrons son livre avec la curiosité la plus vive. Cette curiosité trouve-t-elle pleinement à s’y satisfaire ? Quelques-uns le pensent, et nous en voyons qui s’extasient sur la richesse et la précision des renseignemens qu’il nous fournit. Il me semble qu’ils se contentent de peu, et c’est l’impression contraire que j’ai éprouvée en le lisant. Je n’irai pourtant pas