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débattre, il était impossible qu’il ne s’en rencontrât dont la solution aurait une grande importance pour elle. Il n’y eut donc pas d’hésitation dans le cabinet des Tuileries sur la nécessité d’envoyer à Vienne un plénipotentiaire. Le choix ne pouvait tomber que sur M. de Talleyrand ; lui seul, par le rôle qu’il avait joué depuis quinze ans dans les affaires diplomatiques, par ses rapports si intimes avec les souverains et avec leurs principaux ministres durant les négociations qui avaient amené la Restauration et le traité de Paris, était en position de remplir le rôle, infiniment délicat, réservé au plénipotentiaire de France. Il ne se faisait pas d’illusion sur les obstacles de tout genre qu’il allait rencontrer, et, soit fatigue, soit humeur, soit plutôt contenance affectée, il témoignait peu de satisfaction de cette mission, peu d’empressement à la remplir. Je le vis deux ou trois jours avant son départ, et je fus frappé du découragement qu’il laissait paraître.

« Je vais probablement, me dit-il, jouer un fort triste rôle. D’abord, comment me traitera-t-on ? voudra-t-on m’écouter ? A la suite de la convention du 30 mai. les souverains alliés ont fait prendre au roi de France l’engagement de ne pas intervenir dans le partage qu’ils jugeraient à propos de faire des pays enlevés à Bonaparte. S’ils entendent que cet engagement soit rigoureusement tenu, je serai là ce qu’on appelle fort improprement ad honores. J’ouvrirai la bouche de loin en loin, pour la forme ; on ne prendra pas garde à mes paroles. D’un autre côté, on me reprochera ici tout ce qui ne tournera pas comme on l’aurait désiré. Je n’ai pas la confiance de ces gens-ci ; ils n’ont pas depuis cinq mois pris beaucoup de soin pour me le cacher. Dans une semblable position, ce qu’il y aurait de mieux à faire, si on le pouvait, serait de rester chez soi. »

Ce langage de M. de Talleyrand, quelle que soit l’opinion qu’on se fasse de sa sincérité, n’en est pas moins remarquable. On y trouve la clef de sa conduite ultérieure. Quant à moi, je ne doute pas qu’il ne fut au fond très heureux d’aller à Vienne et même que son plan ne fût à peu près arrêté ; mais il ne voulait pas qu’on pût s’en douter ; il était bien aise, en cas d’insuccès, de se ménager des excuses. Ce qu’il disait de sa position était vrai sous beaucoup de rapports. On ne peut nier qu’elle fût devenue pénible à la cour des Tuileries et dans le Conseil. Après avoir tout fait, après avoir disposé de tout pendant les jours si orageux du mois d’avril, il s’était vu, aussitôt cette crise terminée, à peu près mis de côté. Non seulement son influence sur la marche du gouvernement avait été nulle, mais on lui avait refusé les quelques faveurs qu’il s’était cru eu droit de réclamer