Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/333

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Prusse la ville de Thorn et tout, dans cet arrangement capital, fut enfin convenu entre les cinq puissances dans les premiers jours de février.

Restait à obtenir du roi de Saxe son consentement à tous les sacrifices qu’on lui demandait. Cela fut assez difficile, et sa résistance fut longue. On avait mis fin à l’espèce de réclusion dans laquelle il avait été maintenu, et sur l’invitation qui lui avait été adressée, il s’était rendu à Près bourg ; quelle que fût sa répugnance à céder il n’avait aucun moyen de résister : son adhésion ne pouvait manquer d’être obtenue. Le royaume de Saxe fut conservé, réduit à treize cent mille âmes environ. Voilà le grand succès obtenu par M. de Talleyrand, on a vu à quel prix !


En ne consentant pas à ce que le royaume de Saxe fût réduit à moins de quinze cent mille âmes, il aurait fallu protester, écrivait-il au roi ; en protestant, on aurait compromis le principe de la légitimité, qu’il était si important de sauver, et que nous n’avons sauvé pour ainsi dire que par miracle ; on aurait de fait donné à la Prusse deux millions de sujets qu’elle ne pourrait acquérir sans danger pour la Bohême et pour la Bavière ; on aurait prolongé peut-être indéfiniment la captivité du roi, qui va se trouver libre… La Saxe, quoique nous n’ayons pas obtenu pour elle tout ce que nous voulions, reste puissance du troisième ordre. Si c’est un mal qu’elle n’ait pas quelques centaines de mille âmes de plus, ce mal est comparativement léger, et peut n’être pas sans remède, au lieu que, si la Saxe eût été sacrifiée en présence de l’Europe qui n’aurait pas voulu ou n’aurait pas pu la sauver, le mal aurait été extrême et de la plus dangereuse conséquence. Ce qui importait avant tout était donc de la sauver, et Votre Majesté seule a la gloire de l’avoir fait. Il n’y a personne qui ne le sente et qui ne le dise, et tout cela a été obtenu sans nous brouiller avec personne et même en acquérant des appuis pour l’affaire de Naples.


Comme ce passage contient toute l’apologie de la conduite de M. de Talleyrand, tracée par lui-même, j’ai dû en donner pleine connaissance[1]. Mais il était un autre succès qu’il avait encore obtenu et dont je dois rendre compte. Il était parvenu à mettre le roi tout à fait à son aise sur l’alliance proposée entre le duc de Berry et une grande-duchesse de Russie. J’ai déjà dit combien l’empereur Alexandre tenait à cette alliance. Pendant son séjour

  1. Dans le cours des années suivantes, M. de Talleyrand, en raison des circonstances et des personnes, s’est créé pour la défense du parti auquel il s’était arrêté dans cette mémorable circonstance, des argumens d’une tout autre nature. Je l’ai entendu se faire un mérite auprès du duc de Vicence de sa persévérance à défendre la personne du roi de Saxe, le dernier allié qui fût en 1813 resté fidèle à Napoléon. A d’autres qui déploraient avec amertume les concessions que la France avait été obligée de faire dans les provinces sur le Rhin, il disait que rien, lors de la première guerre, ne serait plus simple, plus naturel que de reprendre à la Prusse celles des provinces qui lui avaient été cédées, tandis que si elles eussent été données au roi de Saxe en dédommagement de ses anciens États, il serait difficile et par trop dur de l’en dépouiller.