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I.

Lorsqu’on regarde un tableau d’histoire, à côté des impressions que font naître ses qualités de composition, d’éclairage, de couleur et de dessin, le jeu des physionomies, la vérité des attitudes, on a toujours quelque préoccupation de savoir si c’est bien ainsi que les choses se sont passées. Ce souci ne nous prend pas devant une vierge couronnée au fond d’un sanctuaire, qui est un symbole, ni devant un tableau de genre, qui est une fantaisie. Mais dès que le peintre met devant nos yeux une action qui s’est réellement déroulée, une scène qui a été jouée par des personnages autrefois vivans, dont nos lectures nous ont fait désirer de connaître les traits, dans un milieu qui n’est pas le nôtre, sous des costumes que nous ne portons plus, dans des pays d’où parfois l’humanité s’est retirée, il naît aussitôt en nous un obscur désir de retourner par la pensée parmi ces choses détruites, chez ces êtres disparus, de faire route un instant avec eux, d’assister à leurs querelles, d’admirer leurs atours et ainsi de vivre quelques minutes d’un autre siècle, ce qui est une façon de prolonger cette existence que nous jugeons trop courte. Mais pour qu’une œuvre d’art nous donne cette illusion, il faut, de toute nécessité, que rien ne nous y rappelle l’époque où nous vivons et que tout nous ramène au moment précis de l’histoire, à l’état exact de la civilisation où a eu lieu la scène représentée. Par exemple, si le peintre prétend nous montrer Ramsès jouant aux échecs avec la belle Twea, il faut que tout soit rigoureusement pharaonique dans cette hasardeuse restitution, tout, jusqu’au jeu d’échecs manié par cette main toute-puissante, jusqu’aux fleurs qui expirent dans un vase et aux instrumens de musique qui se taisent dans un coin. Que nous apercevions le plus léger anachronisme et le charme est rompu.

S’agit-il au contraire d’un spectacle qui ne s’est jamais vu spécialement dans aucun temps, ni dans aucun pays, d’un épisode sorti de l’imagination d’un poète ou d’un moraliste, comme les adieux de Roméo et Juliette ou le retour de l’enfant prodigue, mais qui, en revanche, se peut voir tous les jours sous diverses latitudes ou à diverses époques, parce que ce n’est pas là l’histoire de tel homme qui est mort, mais de l’humanité qui ne meurt pas, ni le spectacle de tel milieu, de tel costume qui change, mais de l’âme qui ne change guère, nous n’avons même pas l’idée d’une restitution historique. Nous ne demandons plus à l’artiste de