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apparence, pour acquérir ce qui lui manque : pour se vêtir, s’il a froid ; pour se nourrir, s’il a faim. L’emploi naturel et nécessaire des facultés humaines consiste donc, pour l’homme, à recueillir le fruit de son travail. On ne peut pas le lui ravir, même au nom de la communauté, sans porter à sa liberté la plus grave de toutes les atteintes. Cette démonstration a été faite mille fois, et cependant elle est encore à refaire. Le plus implacable des esclavages est cette séquestration totale de la personne humaine, cette confiscation absolue du travail humain.

La propriété s’individualise d’autant plus nécessairement que les hommes naissent avec des facultés très inégales. L’un, robuste et laborieux, produit beaucoup ; l’autre, paresseux et débile, produit peu. Sans doute il n’en est pas ainsi de tous les animaux qui vivent en communauté. Que de fois on nous a dépeint les abeilles voltigeant sur les arbustes sans se tromper dans leur choix, puis, à leur retour dans la ruche, y travaillant en architectes infaillibles ! On a remarqué souvent que, parmi ces mouches industrieuses, il n’y a ni diligent ni paresseux, ni riche ni pauvre, parce que tout est gouverné par un guide invariable, l’instinct[1]. Mais la société des hommes ne ressemble ni à la ruche ni à la fourmilière, parce que l’homme, né libre, diffère entièrement de l’animal, esclave de l’instinct. Étant libre, il est responsable : responsable, dans l’ordre moral, de ses bonnes et de ses mauvaises actions ; dans l’ordre économique, de son travail et de son inertie. C’est en vertu de cette responsabilité qu’il s’enrichira lui-même par l’un, qu’il s’appauvrira lui-même par l’autre. C’est ce qui semble intolérable à quelques réformateurs, et c’est pour eux un motif de chercher querelle à Dieu, si toutefois ils ne craignent pas de se compromettre en paraissant croire à l’existence de Dieu. Mais l’homme, quoique capable de retarder la marche de la civilisation ou même de marcher à reculons vers la barbarie, est impuissant à reconstruire l’édifice de la société sur un plan nouveau, contraire au plan divin. Il ne peut pas, sous prétexte de « corriger l’abus des suprématies naturelles » et de « redresser la nature[2] », anéantir le principe de la propriété privée parce que, ne pouvant pas extirper la liberté de l’âme humaine, il ne saurait tuer la responsabilité.

Les économistes, démontrant la légitimité de la propriété privée par sa nécessité sociale, ont établi que, si l’homme n’accumulait pas pour lui les fruits de sa pêche, de sa chasse, de sa

  1. Thiers, De la Propriété, liv. II, ch. IV.
  2. Expressions empruntées à l’Individu et l’État, p. 55.