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Ce n’est pas à une perception immédiate de notre goût que nous le devons, mais bien à l’assurance que tout est parfaitement exact dans le spectacle qui nous est offert, et que les figures endormies dans la paix de l’histoire se sont levées, parées et attifées pour jouer à nouveau devant nous le rôle de leur vie. Tandis qu’il nous suffit d’ouvrir les yeux pour savoir si une scène de genre, une paysannerie, une étude, nous plaît ou nous déplaît et pour y prendre ainsi tout le plaisir possible, il est très compliqué de nous former une opinion sur une restitution archéologique. Voici, par exemple, la prise de Babylone par Cyrus ou l’entrée de Louis XVI à l’Hôtel de Ville le 17 juillet 1789[1]. Savons-nous si, durant la dernière orgie de Balthazar, les femmes portaient ces maillots de filets de soie et dévoraient ces châteaux forts de viandes que M. Rochegrosse y a prodigués ? Pouvons-nous vérifier si, au moment de passer sous la voûte d’acier, le roi débonnaire avait un habit à la française de cette couleur ? Hélas ! nous sentons bien qu’à l’exception de quelques points de repère, nous sommes à l’entière discrétion de l’artiste et que nous avons besoin, pour nourrir notre illusion, d’une confiance illimitée dans sa science et dans sa conscience, dans l’exactitude de ses données et dans la fidélité de son rendu ; en un mot, être sûrs qu’il ne se trompe, ni ne nous trompe. Notre illusion, partant notre plaisir, est à ce prix. Mettons que nous ayons, au début, cette confiance. Un rien suffit, à nous l’enlever, car, tandis que, le plaisir des yeux une fois ressenti, il n’est au pouvoir de personne de le diminuer, le premier venu élève-t-il des doutes sur le savoir de l’artiste, et l’évocation disparaît ! On s’arrêtait, au printemps dernier, dans l’avenue des Champs-Elysées, devant une Jeanne d’Arc colossale, en bronze, la lance en main, sur un cheval au galop. Par la particularité du costume, il était aisé de voir que la couleur locale avait été recherchée par l’artiste et l’on aimait à se persuader que c’était bien ainsi en effet que cette jeune fille de dix-neuf ans, habillée de fer, entrait dans les places assiégées. Là-dessus un général de cavalerie passe et se prend à rire : « Que veut dire cette manière de charger, le corps renversé, les jambes en avant ? Une pelisse à Jeanne d’Arc ! Quel anachronisme ! Oh ! le pauvre troussequin ! Qu’avez-vous fait du chanfrein ? Et du frontal ? Mais un simple cavalier de deuxième classe sait qu’on ne met pas l’embouchure du mors sous la langue du cheval ! » Voilà toute la couleur locale à vau-l’eau… L’artiste répondit, il est vrai, dans les gazettes, que son cheval exécutait le saut, non la « barge, que la pelisse était du

  1. Salon des Champs-Elysées de 1891.