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de Cologne, de Tours… » M. Müntz est-il seul à penser que le meilleur moyen de rendre intéressantes les figures de l’Évangile, c’est de les rapprocher de nous ? Non certes. Presque toute l’esthétique anglaise s’inspire aujourd’hui de la même croyance. M. Vernon Lee loue fort Véronèse d’avoir fait dîner le Christ avec les gentildonne du XVIe siècle, si un tel spectacle donnait mieux à ses contemporains l’idée des splendeurs des noces de Cana[1]. M. Collingwood applaudit un semblable anachronisme chez l’auteur du Christ bénissant les enfans de la National Gallery[2]. « L’artiste ne pense guère, dit-il, que vous irez chicaner sur ce que son Sauveur, idéalement drapé, pose la main sur la tête de petits garçons et de petites filles de la Hollande, mais il veut prévenir l’erreur où vous pourriez tomber que tout ceci n’est plus qu’une douce histoire du passé, qu’un rêve à jamais enfui ; car voici qu’il est avec vous jusqu’à la consommation des siècles[3]. » Ce dernier mot nous découvre la pieuse signification de l’anachronisme. En effet, si le Christ est parmi nous, pourquoi le représenter sans cesse parmi les peuplades de la Galilée depuis longtemps disparues ? S’il est ressuscité, s’il est vivant, pourquoi l’habiller à la mode des Juifs, morts il y a deux mille ans, et non comme les hommes qui vivent autour de nous ? Si la Cène n’est pas un simple repas historique comme le dernier dîner des Girondins, mais un mystère qui se renouvelle tous les jours, sous toutes les latitudes, pourquoi la représenter obstinément dans le même lieu et ne pas faire figurer à la table de l’Homme-Dieu nos contemporains et nos compatriotes ? Si le sang que l’ange de Niccolo da Foligno recueille dans une coupe d’or, en détournant la tête, n’a pas été confisqué par les moines armés de Montsalvat ; si, comme le veut la théologie catholique, chacun de nous est acteur dans le drame sacré ; si chaque crime commis de nos jours est un coup de plus dans la Flagellation, une épine de plus dans le Couronnement, pourquoi ne pas montrer nos contemporains sur le Golgotha, crucifiant le Christ ? L’esprit rationaliste protestera sans doute. Pour lui, le drame sacré est fini, la toile est tombée. Si ses effets se prolongent jusqu’à notre génération, c’est à la façon des effets de tout grand événement historique dont la répercussion s’affaiblit à mesure que les temps s’éloignent. Pour le mystique, au contraire, les mystères de la Passion se renouvellent tous les jours, comme les bois et les prairies reverdissent chaque année. En sorte que le peintre archéologue vaut mieux pour illustrer le récit de

  1. Dans ses Juvenilia, Londres. 1887.
  2. École de Rembrandt, salle X.
  3. Art Teaching of John Ruskin, Londres, 1891.