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Cologne. Chez Téniers, saint Pierre est gardé par des miliciens flamands, aux feutres emplumés, qui jouent aux cartes. Chez Schaüffelein, les Amaléciles tirent des coups de canon sur Béthulie, tandis que les cent-suisses d’Holopherne lui amènent la belle Judith. Chez Ghirlandajo, la Visitation a lieu sur les hauteurs de San Miniato d’où l’on aperçoit Florence, et les suivantes de sainte Elisabeth portent des jupes de satin rouge à treillis d’or semées de boutons d’argent, des robes de tissu broché et enfin des bandeaux de brocart d’or sur les cheveux dénoués et flottans à la mode des jeunes Toscanes du XVe siècle[1]. Est-il besoin de citer Véronèse ? Ses femmes bibliques sont parées et coiffées comme des podestaresses et se teignent les cheveux au filo d’auro selon les plus purs préceptes du Ricettario della confessa Nani. Regardez ses Noces de Cana[2] : tout le XVIe siècle a été convié à la même fête que la Vierge et que Jésus. Voilà l’empereur Charles-Quint décoré de la Toison d’or, la reine de France Eléonore d’Autriche, le roi François Ier, le sultan Soliman, la marquise de Pescaire qui mâche un cure-dents, don Alphonso d’Avalos, la reine Marie d’Angleterre, le malicieux Arétin, travesti en majordome, mécontent qu’on ait d’abord servi le vin de Galilée, moins bon que celui du miracle et, ici, bien en évidence, Titien en robe et en bonnet de soie cramoisie jouant de la contrebasse, le Hassan jouant de la flûte, Véronèse lui-même en habit blanc faisant la partie de viole, et son frère, l’architecte, debout, en tunique de brocart de soie blanche brodée de dessins verts et jaunes à reflets rougeâtres, élevant une coupe de verre de Venise pleine de la liqueur inattendue, charmé que la puissance du Christ s’affirme, en débutant, par un prodige si agréable aux gourmets. Chez Rubens, la mère éplorée du Massacre des Innocens, qui se tient au milieu, les mains levées vers le ciel, doit être la femme de quelque bourgmestre, car, malgré le désordre de sa toilette, on reconnaît très bien son décolleté, sa robe ajustée, ouverte sur le devant, laissant voir le corps de jupe et, autour des seins, une sorte de « rabat dentelé » selon la mode des dames du XVIIe siècle[3]. Enfin, chez nous, Le Brun a peint Louis XIV en perruque assistant à la résurrection et tenant un coin du linceul de Jésus-Christ[4].

L’anachronisme n’est donc pas une exception, une fantaisie individuelle, et nos peintres de Munich ou de Paris, loin d’avoir rien innové, n’ont donc fait que renouer la chaîne des traditions

  1. Fresque du chœur de Sainte-Marie-Nouvelle, à Florence.
  2. Au Louvre, Salon carré.
  3. Pinacothèque de Munich, salle VI.
  4. Musée de Lyon.