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Encore les Médicis. Benozzo Gozzoli croyait-il donc que les Médicis avaient vu dans le cours de leur glorieuse existence la nuit de Babel et l’aube de Bethléem ? Et quand vous promenant dans notre Panthéon, à Paris, vous reconnaissez dans les catéchumènes qui assistent au Triomphe de Clovis les figures bien connues de MM. Clemenceau et Coquelin, pensez-vous qu’il y ait moins de naïveté chez M. Blanc que chez Benozzo Gozzoli et que l’anachronisme n’ait pas été commis avec la même préméditation par tous les deux ?

A trop insister sur la naïveté des primitifs, on s’expose à ne démontrer que la sienne propre. Il est trop évident, et c’est un truism à répéter, qu’en donnant à leurs personnages de la Bible ou de l’Evangile exactement le même costume qu’ils portaient eux-mêmes, les anciens anachronistes savaient qu’ils n’étaient point exacts. Encore s’ils avaient cherché à reproduire les modes anciennes de leurs pères ou de leurs aïeux, mais c’étaient très souvent les modes du jour, la dernière fashion dont ils habillaient les apôtres et les disciples de Jésus-Christ. Dans l’Adoration des Mages de Van der Weyden à Munich, les assistans portent des souliers à la poulaine et à patins ; dans le triptyque de la Résurrection, un des archers porte des pantalons à pieds, ce qui date tout autant dans le moyen âge que, dans notre histoire moderne, la culotte courte ou la coiffure en catogan. Le fait est tellement connu, que les historiens d’art, pour fixer la date d’un tableau, invoquent souvent la mode précise dont le peintre a paré ses personnages sacrés.

Mais si les anciens se savaient dans le faux, dira-t-on, du moins ignoraient-ils quelle était la vérité. Dans la nuit des temps, ils ne pouvaient rien distinguer de précis, et sans avoir une foi bien grande dans la fidélité de sa restitution, peut-être eussent-ils été fort empêchés d’en imaginer une autre, en sorte que leur naïveté reposait sur leur impuissance. Ils voyaient que ce qu’ils faisaient n’était pas rigoureusement exact, mais ils ne voyaient pas que c’était nécessairement faux, comme le voient les anachronistes de nos jours. — Eh bien, même réduite à ces proportions, l’ingénuité des anciens nous paraît encore très contestable. Tant qu’on se trouve en présence de primitifs qui n’ont jamais observé la cou leur locale dans leurs couvres et qui n’en ont trouvé aucun modèle dans celles de leurs devanciers, on peut croire à leur naïveté absolue et proclamer qu’ils ignoraient les anachronismes dont ils se rendaient coupables. Mais si, d’aventure, on trouve chez les successeurs et les élèves d’un peintre assez bien renseigné certains anachronismes que celui-ci n’avait pas commis ; mieux encore, si le même artiste, après avoir fait preuve de connaissances