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que, si le vêtement, n’est pas façonné d’avance selon le nu, il doit être souple et amorphe, afin de se modeler sur le personnage qu’il recouvre. Or notre vêtement moderne s’éloigne de ces deux conditions, autant qu’il est possible. Il a sa forme propre, immuable, et tandis que toute la défroque d’un Grec du temps de Phidias, posée sur une chaise, ne donne l’idée d’aucun être organisé, la défroque d’un homme de nos jours constitue à elle seule un bon homme avec ses bras, ses jambes, et, au bout d’une perche, peut faire illusion aux petits oiseaux. Seulement la pièce de tissu carrée ou oblongue, mise sur un être humain, se modèlera sur lui, deviendra un homme, tandis que l’habit restera un bonhomme, quel que soit l’apollon qui entre dedans.

Ces principes rappelés, il va de soi que les bonshommes font peut-être leur office dans une scène de genre, une anecdote peinte, un coin de la vie terre à terre spirituellement saisi, mais qu’ils ne se peuvent supporter dans une grande page d’histoire, de symbole, où l’ampleur des pensées demande l’ampleur des lignes, et la noblesse des sentimens le style des attitudes. Les artistes enthousiastes de 93 l’avaient bien senti, eux qui réclamaient un changement radical du costume moderne, afin de pouvoir exprimer noblement « l’héroïsme de nos guerriers et les fastes sublimes de la Révolution » ; eux qui se plaignaient de « l’ingratitude d’un costume qui fait gémir la toile et repousse le ciseau ». Ces jacobins qui voulaient décréter l’esthétique, comme d’autres décrétaient la victoire, avaient raison, et, en termes moins pompeux, nous dirons la même chose. Sans doute il peut germer de grandes pensées sous la coiffe d’un chapeau haute-forme, et battre un noble cœur sous les revers d’une redingote, mais l’œil qui n’aperçoit pas la pensée voit le cylindre et, sans sonder le cœur, contemple la double rangée de boutons ! Et cette impression des yeux est si forte qu’elle traîne à sa suite toutes les autres. Il n’en est point de même au théâtre, et l’adage ut pictura poesis n’a que faire ici. Au théâtre, le personnage d’un être difforme, d’un fou, d’un bouffon, peut, à de certains momens, nous soulever d’admiration, parce que, si l’on voit le personnage, on l’entend aussi, et que l’impression reçue par l’oreille combat celle qu’ont reçue les yeux. En lisant un poème, nous oublions encore plus aisément la difformité plastique, car nos impressions sont successives, et la plus récente provoquée par la sublimité des sentimens efface ou atténue la précédente faite du dégoût de l’aspect physique. Mais dans un tableau, dans une statue, le personnage ne parle pas, ou, s’il parle, ce n’est que par la langue des lignes et des couleurs, et ce sont nos yeux qui l’entendent. Quoi d’étonnant, dès lors, si pour traduire les idées élevées, les sentimens profonds que doivent inspirer les figures