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qu’on écarte cette fantasmagorie des mots ; on sera étonné de voir combien les procédés employés diffèrent de ces procédés rigoureux qui en matière de science peuvent seuls être reçus. « Il y aurait un moyen sûr, dit-quelque part M. Nordau, de prouver que les auteurs de tous les mouvemens « fin de siècle » en art et en littérature sont des dégénérés : ce serait d’examiner soigneusement leur personne physique et leur arbre généalogique. On rencontrerait indubitablement chez presque tous des proches parens dégénérés et un ou plusieurs stigmates qui mettent hors de doute le diagnostic dégénérescence…[1] » Quelle est cette façon de raisonner qui raisonne au conditionnel sans admettre toutefois de doute possible ? Quelle est cette analyse médicale qui rem place les constatations par des suppositions ? A-t-on le droit de transformer ainsi des probabilités en certitudes ? Et que valent des conclusions étayées sur cet appui fragile ? Mais ce n’est pas seulement par des remarques de détail que se traduit l’esprit aventureux de l’auteur ; l’ensemble lui-même de sa démonstration offre le même caractère de fantaisie systématique. C’est l’idée même sur laquelle tout repose qu’il importe d’interroger, afin de vérifier si par hasard elle ne serait pas une pure hypothèse.

Car il faudrait d’abord définir les mots dont on se sert, et il ne serait pas mauvais de savoir sur quoi ou discute. Ce mot de dégénérescence, par l’abus qu’on en a fait et parce qu’on l’a employé à tort et à travers, est devenu un de ces mots vagues dont on ne sait plus ce qu’ils signifient. En lui donnant une extension démesurée, on l’a vidé de tout sens précis. Primitivement, le phénomène qu’il désigne s’applique à une famille et implique l’idée de descendance. Les enfans issus de parens malades descendent en quelques générations et par degrés jusqu’à l’idiotie, après quoi la race disparait. On assiste ainsi, pendant une période relativement courte, au développement d’une maladie mortelle dans une race, comme il y a des maladies mortelles pour un individu. Ce cas, du reste, par l’effet du croisement des races, ne se produit que rarement. Par la suite on a appliqué le mot de dégénérescence non plus à des familles, mais à tous les individus qui présentaient certains symptômes. Or ces symptômes, — outre qu’il en est dans le nombre de peu importans, comme ceux qu’on tire de la forme des oreilles ou de la bouche, — peuvent être accidentels, relatifs à l’individu et ne rien prouver par rapport à la race. On n’est pas autorisé, parce qu’on a rencontré chez plusieurs individus des symptômes de dégénérescence, à conclure qu’on se trouve en présence d’une race dégénérée. — Vient ensuite la question de l’interprétation. Elle est capitale et peut changer toute la face du problème. Ici non seulement l’interprétation de M.

  1. Dégénérescence, p. 34.