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soit imposé, il y a forcément une période où la littérature, comme affolée, va en tous les sens et le plus souvent à rebours du bon sens. Il convient alors de ne pas s’étonner outre mesure des bizarreries auxquelles on assiste. Mais plutôt il faut tâcher de discerner quels élémens sont en présence, afin d’aider, autant que possible, au travail de leur combinaison dans une forme nouvelle.

M. Nordau nous entretient de prétendues lois physio-psychologiques qui, fussent-elles même établies solidement, auraient encore ce défaut, de ne pas nous renseigner sur la marche des littératures. Mais l’évolution littéraire a ses lois qui sont justement les lois elles-mêmes de l’esprit humain. S’il se produit en littérature des mouvemens de « réaction », ce n’est pas que les écrivains trouvent une satisfaction puérile à faire le contraire de ce qu’avaient fait leurs devanciers : c’est qu’il y a entre les différentes tendances de l’esprit une sorte d’équilibre instable, et que celles qui ont été pour un temps comprimées font effort pour reparaître au jour et s’y développer librement. C’est ce que M. Nordau méconnaît ; et cette méconnaissance vient de l’extraordinaire étroitesse de la conception qu’il se fait de la nature de notre esprit. Il n’admet comme étant normales que les facultés qui nous mènent à la connaissance positive de la réalité. Tout ce qui excède les qualités requises pour faire une expérience exacte ou un raisonnement juste est pour lui non avenu. Hors de l’activité logique de l’entendement, il ne voit rien qui ne soit déréglé et malsain. Il faut entendre de quoi il sait gré à la science : « C’est, dit-il, qu’elle ne raconte rien d’une vie après la mort, de concerts, de harpes dans le paradis et de la transformation de cancres et de bécasses hystériques en anges vêtus de blanc aux ailes irisées[1]. » On devine ce que ce peut être pour lui que théologie et métaphysique, et tout ce qui répond dans l’âme humaine à l’instinct de religion et à la catégorie de l’absolu. De même il n’admet d’autre association d’idées que celle qui est dirigée par la volonté, ni d’autre expression des idées que celle qui procède par l’emploi de termes précis aux contours arrêtés. Et peut-être voit-on à quoi il faudrait renoncer si l’on adoptait un point de vue aussi restreint. Car ce que M. Nordau appelle « l’association d’idées déréglée » c’est celle même à laquelle nous devons les plus belles trouvailles poétiques ; j’ajoute : scientifiques aussi, car l’imagination a sa place elle aussi dans la science, et les grands savans sont d’abord de grands poètes. Ce que M. Nordau exclut sous prétexte de « rêvasseries », c’est aussi bien la rêverie et le rêve, c’est la fantaisie et l’imprévu et cette faculté d’apercevoir entre les idées, les sentimens et les objets des rapports dont toute analyse est impuissante à rendre

  1. Dégénérescence, p. 195.