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à mes deux commensaux. Je m’assis à une table ronde en marbre qui était placée à côté de la table où l’on mangeait ; je relus attentivement la dépêche, je pris mon crayon et je rayai délibérément tout le passage où il était dit que Benedetti avait demandé une nouvelle audience. Je ne laissai subsister que la tête et la queue. Maintenant la dépêche avait un tout autre air. Je la lus à Moltke et à Boon dans la nouvelle rédaction que je lui avais donnée. Ils s’écrièrent tous deux : « Magnifique ! cela produira son effet. » Nous continuâmes à manger avec le meilleur appétit. La suite des choses, vous la connaissez. »

On ne sait que penser et on demeure confondu devant ces trois Germains s’exaltant mutuellement, dans un festin, à la pensée d’écraser des Gaulois, tour à tour ravis ou consternés selon que la guerre leur paraissait imminente ou « se perdait dans le sable. » Mais il ne suffisait pas d’avoir mutilé la dépêche de façon à en retourner le sens exact. Restait l’usage qu’il convenait d’en faire pour que cela produisit son effet. L’effet qu’on en attendait, rapide et décisif, était un coup double. Il devait soulever, en Allemagne, l’indignation du sentiment national offensé et y provoquer, en quelque sorte, l’acclamation de la guerre de façon à entraîner, au besoin, la volonté du roi. Il devait éclater à Paris comme une injure sanglante et déterminer la France à prendre l’initiative des hostilités, par conséquent à en assumer la responsabilité devant l’Europe. « Il n’y a eu à Ems, a écrit, dès les premiers jours, l’un des principaux acteurs, ni insulteur ni insulté. » M. de Bismarck calcula sa rédaction de manière qu’il y eût, à la fois, deux insulteurs et deux insultés. Pour quiconque, en effet, lisait la dépêche remaniée par lui, l’ambassadeur avait manqué au respect qu’il devait au roi, et le roi avait méconnu d’une façon blessante les prérogatives du représentant de la France en lui interdisant l’accès de sa demeure. Ils devenaient donc à la fois, l’un et l’autre, insulteurs et insultés. Pour que l’effet se produisît avec cette double conséquence, M. de Bismarck, avant même que le repas des trois conspirateurs ne fut achevé et pendant qu’ils continuaient « à manger avec le meilleur appétit », donna l’ordre de faire paraître ; la dépêche dans les journaux du soir en recommandant aux reptiles de sonner la fanfare, c’est-à-dire la prise d’armes, suivant un mot que le général de Boon prête, dans sa correspondance, au général de Moltke. Avant la fin de la soirée, il l’a dressait par le télégraphe à plusieurs agens diplomatiques de la Prusse avec invitation d’en donner communication aux cabinets auprès desquels ils étaient accrédités. Il prévoyait que leurs collègues français en seraient de la sorte rapidement instruits et que le coup porterait à Paris d’autant mieux qu’il y arriverait par