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V

L’homme d’État chargé des intérêts d’un grand pays, s’en montre d’autant plus soucieux qu’il sait les avoir mal servis. C’était l’état d’esprit de M. de Bismarck après le congrès de Berlin. Sa pénétrante perspicacité, sa ferme prévoyance surtout qui ne l’avait jamais trompé avant 1870, ne lui permettait pas de se méprendre sur les dangers du nouveau terrain où l’avaient entraîné les égaremens de son amour-propre. Il n’eut, dès lors, d’autre pensée que d’y pourvoir. Il s’était assuré l’alliance de l’Autriche ; il la jugea insuffisante ; il rechercha celle de l’Italie ; il l’obtint en éveillant ses craintes et en flattant ses passions. Il s’est appliqué à faire surgir, de notre occupation de la Tunisie, un sujet de conflit qu’il avait préparé de longue main et qu’il eut soin d’entretenir. Après avoir encouragé notre entreprise, il la signala à Rome comme un péril permanent pour le nouveau royaume. Que M. de Bismarck ait ainsi compris les intérêts de l’Allemagne, personne ne s’en étonnera ; mais que l’Italie, État nouveau, en pleine reconstitution, ait consenti à se dessaisir de sa liberté en assumant des obligations que rien ne l’obligeait à contracter, c’est ce que nul n’a pu concevoir, quelque soin que le gouvernement italien ait pris pour justifier une si grave résolution. A vrai dire, pour bien apprécier sa conduite, il faudrait connaître les termes de l’acte qu’il a signé, c’est-à-dire l’étendue et la nature des devoirs qu’il lui impose. Bien qu’on y eût stipulé une entente directement dirigée contre la Russie, bien qu’elle y fût explicitement nommée, l’Autriche et l’Allemagne ont livré à la connaissance de toute l’Europe le traité qui les a liées. Celui qui a consacré l’entrée de l’Italie dans leur alliance est et demeure un secret qu’on cache obstinément. Notons, en passant, que, par une dérogation à tous les vrais principes du régime parlementaire, il n’en a jamais été donné connaissance aux Chambres italiennes, bien que, par son objet même, il engage toutes les forces et toutes les ressources du pays. Tous les efforts de certaines fractions du parlement n’ont jamais pu avoir raison de ce mutisme obstiné ; la constitution, imparfaite sur ce point important, couvre la couronne et le gouvernement. Chose non moins digne de remarque, des membres de la Chambre qui s’étaient vivement élevés contre cette anomalie constitutionnelle, arrivés au pouvoir, M. Crispi notamment, se sont renfermés dans le silence de leurs prédécesseurs. Le secret, sur ce point, paraît avoir été la condition de leur avènement. Qui la leur a imposée ? Le souverain évidemment. Qui l’a exigée ? Est-ce l’Allemagne, ou bien