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Bismarck a conduit l’Europe entière, peuples et gouvernemens !

Cette redoutable calamité n’est heureusement pas imminente. Un fait nouveau et providentiel y met obstacle, l’entente de la France et de la Russie, l’unique bienfait dont nous soyons redevables à M. de Bismarck. Ces deux puissances, que visait la Triple Alliance, étroitement unies, garantissent à l’Europe une paix honorable. Personne ne suspecte les sentimens de l’empereur Alexandre III. Dans un de ses récens discours, le nouveau chancelier de l’empire allemand rendait un éclatant hommage à leur sincérité. Avec moins de chaleur, mais avec une égale bonne foi, croyons-nous, il reconnaissait que la République nourrit les mêmes dispositions. Les télégrammes que le tsar et M. Carnot ont échangés, au moment du départ de la flotte russe de Toulon, ont porté la même conviction dans tous les esprits. Aucune agression n’est donc à redouter de part ou d’autre. Hâtons-nous de l’ajouter, on ne désire pas plus la guerre à Berlin ou à Vienne qu’à Pétersbourg ou à Paris. Nous ne vivons plus à l’époque où le maréchal de Moltke envisageait la guerre comme une nécessité sociale, comme un bienfait, poursuivant son maître de ses obsessions pour l’entreprendre. Nous n’en sommes pas davantage à ces jours dangereux où l’on croyait devoir profiter de la détresse de la France pour l’écraser à tout jamais. Le jeune empereur d’Allemagne tient quelquefois, à ses troupes un langage qui n’est certainement pas en harmonie avec l’esprit de notre temps. Il leur dit : « Vous ne devez avoir qu’une volonté, la mienne ; qu’une loi, ma loi. » Il s’est montré moins tempéré encore, quand, s’adressant au 4e corps à Erfurt, il prononçait ces paroles toujours regrettables dans la bouche d’un souverain : « C’est ici que le parvenu corse nous humilia si profondément ; mais d’ici qu’en 1813 partit l’éclair de la revanche qui devait le terrasser. » Evocation imprudente, et qu’on nous reprocherait amèrement s’il en retentissait d’ana logues en France ! Ces écarts peuvent être mis au compte d’une ardeur juvénile comme d’un sentiment traditionnel dans la maison des Hohenzollern. Car il n’est que juste de reconnaître que l’empereur Guillaume a donné des gages de son ferme désir de maintenir la paix, et nous ne serions pas surpris si nous apprenions qu’il a pris soin de maîtriser, autour de lui, des velléités belliqueuses. Nous avons cité quelques paroles de son chancelier qui autorisent à croire qu’il a toujours répudié toute guerre préventive.

Malheureusement, outre les fatales et inévitables éventualités que nous signalions tantôt, reste le mystérieux chapitre de l’imprévu, ce maître du monde, surtout depuis que l’Europe est