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divisée en deux camps, aussi prêts à s’entre-choquer que si l’on était à la veille d’en venir aux mains. « Je ne puis aimer, a écrit M. Gladstone, ni les triples, ni les doubles alliances ; car, en définitive, le but suprême de ces alliances n’est pas pacifique. La force d’une nation consiste, en dernier ressort, dans l’économie de ses forces. L’avenir de l’Europe, je le crains, est très sombre, bien que, avec la grâce de Dieu, la situation pacifique actuelle puisse durer quelque temps encore[1]. » Paroles dictées par une longue expérience à un esprit mûri dans la politique, et qu’on ne saurait trop retenir et méditer.

En effet, dans l’état où est l’Europe, hérissée de canons, de places fortes, bondée d’hommes armés, quelle somme incalculable de sagesse et de prudence ne faudra-t-il pas pour conjurer tout conflit ? En 1866, pendant que l’Autriche et la Prusse mobilisaient leurs armées, on demandait à M. de Bismarck comment les hostilités pouvaient être ouvertes puisqu’il n’existait aucune raison légitime d’entreprendre la guerre : « Ah bah ! répondit-il, les canons partiront tout seuls. » Voilà l’inconnu redoutable, l’épée de Damoclès suspendue sur la paix du monde. Il ne se trouvera pas, nous voulons le croire, un cœur suffisamment cuirassé, une âme assez peu chrétienne pour hâter l’épouvantable conflagration qui peut sortir de cette situation ; mais qui peut prévoir les incidens, rapides, impérieux, ne laissant à personne le temps de la réflexion ? Pendant le demi-siècle qui a suivi les guerres du premier Empire, chaque État possédait son budget de paix qui était, en quelque sorte, immuable ; chacun avait son armée avec des effectifs modérés et invariables ; aucun n’inquiétait son voisin. Toute guerre nouvelle exigeait une longue préparation ; on avait ainsi le temps de s’expliquer, les médiateurs pouvaient interposer leurs bons offices.

Les Germains de nos jours nous ont reportés aux premiers temps de leurs ancêtres qui étaient toujours sous les armes, toujours prêts à envahir les territoires limitrophes de leurs possessions. Il a plu au roi Guillaume Ier de Prusse d’augmenter son état militaire, à M. de Bismarck de conseiller à son maître, fort enclin d’ailleurs à l’écouter, de partir en guerre ; et le régime pacifique, sous lequel l’Europe avait vécu jusqu’à eux, a été si bien ruiné qu’il n’en reste plus trace. Après avoir remanié, à leur fantaisie et à leur avantage, la carte de l’Europe, ils sont rentrés à Berlin victorieux et chargés de lauriers ; mais ont-ils rapporté à l’Allemagne le repos et la prospérité, le paysan souabe et mieux encore

  1. Lettre adressée à M. Schilizi, directeur du Corriere di Napoli.