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évêque qui la sent bien et qui va… il va ferme et mélancolique. sous la griffe même, il ne craint que Dieu.


Dimanche 20. — C’en est donc fait, me voici hors de France. À cela il y a toujours quelque peine, quelque arrachement. Mes pensées de la veille, en faisant mes adieux au Rhin, me reviennent en suivant les hauteurs boisées du pays de Bade. « Montagnes, forêts de la terre étrangère, laissez-moi perdre en vous quelque chose de ce qui me pèse tant ! » Je vais le long du Rhin, le long des collines de la Forêt-Noire, en vue de l’Allemagne et de la France. Sauf les momens où les ondulations du sol, en se rapprochant, bornent l’horizon, les montagnes grises de la Patrie me regardent… Terre des forts, des vaillans, que j’en retienne en moi quelque chose !

La saison est faite pour favoriser l’élan ; joli temps clair, le ciel bleu ouaté de blancs nuages, et, sous mes yeux, cette aimable image de vie, l’eau courante. Elles viennent de partout, ces eaux limpides. Un souffle frais les accompagne et réjouit la vallée. Paysage doux et médiocre. De ce côté, toute chose diminue. Cela frappe en quittant la forte nature d’Alsace. Pays ni grand, ni petit, ni très fertile, ni très stérile. Les hommes à l’avenant. L’esprit militaire aussi a diminué. Près de l’infini naturel des Alpes, de l’infini politique de la France, que reste-t-il à ceux-ci ? Une aimable médiocrité.

Je la retrouve à Fribourg-en-Brisgau. En un quart d’heure on a parcouru la promenade qui entoure la capitale de la Forêt-Noire ; capitale de charbonniers, de scieurs de planches… on devine que la médiocrité extérieure, qui est en toute chose, doit être aussi dans la race.

Cependant, au plus profond de la montagne, au plus sombre du paysage, je rencontre deux enfans, douces petites figures allemandes, point belles, mais si attendrissantes !… Plus loin, j’en vois deux encore, cette fois le frère et la sœur : elle, petite mère de dix ans, raisonnable, sérieuse ; lui, délicat comme le lait maternel dont il semble une fleur. Tous les deux les pieds nus d’un blanc rosé si frais ! La petite porte son frère et le baise. J’ai le tort d’admirer tout haut ; elle rougit, se détourne, s’éloigne un peu, mais le baise de nouveau. Évidemment elle a compris, sinon mes paroles, du moins ma pensée.

Enfin, sur les hauteurs, je croise une grande jeune fille du peuple, celle-ci bronzée à souhait pour les peintres, tout ce qu’on peut voir de noble et de fier. Dans une attitude impériale, sans en avoir conscience, elle porte sur sa tête une énorme cruche