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livre, la devise du duc de Bourgogne : « J’ai hâte. » Dans un meilleur sens, c’est la mienne aussi depuis douze ans.

La plupart des bourgs de Souabe, que je traverse, s’étagent en amphithéâtre, les fossés, les contrescarpes, parés de charmantes cultures. Bien de remarquable à Rottweil, petite ville murée du Wurtemberg. C’est l’heure des vêpres, j’en profite pour voir le peuple. L’église est antique, mais rajeunie par des fresques italiennes dans le goût de celles des églises du Tyrol. Improvisations d’un barbouilleur spirituel ; gesticulations excessives, bouffonneries peu admissibles dans un tel lieu. En contraste le grand respect de l’assemblée. Beaux chants allemands entonnés par tout le peuple, soutenus par les voix mâles, juvéniles, bien timbrées de nombreux jeunes gens, appartenant à l’école du gymnase. Je sors profondément touché.

Tout finit, même les maux. Après une journée longue et laborieuse, où, malgré l’extrême chaleur, je monte toutes les côtes à pied, nous entrons dans l’ombre et la fraîcheur du soir. Par une avenue déjà obscure, au bout de laquelle brillent quelques réverbères, nous voici enfin dans Tubingue.

Mercredi 29. — Levé de bon matin, je vois s’ouvrir les boutiques. Partout aux vitrines, les portraits de Schelling et d’Hegel dont les deux têtes apparaissent comme affirmation et distinction ; affirmation forte, vivante, léonine, distinction haute et pleine d’un génie superbe et subtil qui ne serait sympathique qu’aux idées. La tête de Schelling conviendrait à toute grande force, celle d’Hegel ne convient qu’au grand penseur. Tous deux, comme Strauss, sont sortis du séminaire protestant de Tubingue.

A neuf heures, je vais voir une autre grande force de l’Allemagne. Uhland, le Minnesinger souabe. Il m’apparaît comme le vieux Gœrres, un Allemand primitif : cheveux et barbe incultes et rudes comme les rohe alpen du Schwartz-Wald, narines pleines d’aspiration, soufflantes comme seraient celles du vieux Danube ; épais sourcils blonds, les yeux d’un bleu gris, fort sauvages ; tête en avant, avec un mouvement de sanglier, la face rouge et sa guine, l’élan colérique du lyrisme. Peu familiarisé avec notre langue, Mme Uhland, qui a été belle et reste gracieuse, nous sert souvent d’interprète. Le français est ici langue de femme, j’en ai déjà fait plusieurs fois l’expérience, Je m’adresse pourtant à mon sanglier pour savoir ce qu’il pense de la France : « Avez-vous vu Paris ? — Du temps de Napoléon. » Bien de plus. Ce laconisme contient un monde.