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constituent autant de corporations autonomes, qui se méprisent le plus souvent les unes les autres, et n’acceptent d’ordinaire ni de se marier entre elles, ni de manger en commun. C’est en effet chez toutes les castes une tendance caractéristique de se morceler en groupes de plus en plus multipliés : autant de coteries dans un milieu social commun.

Les noms que portent castes et sous-castes ne sont pas toujours transparens. A part deux ou trois titres, — comme celui de Brahmanes, de Râjpouts, qui sont génériques et d’emploi traditionnel, — la plupart de ceux dont la signification se laisse démêler remontent par leur origine à l’une ou à l’autre de ces quatre catégories : noms géographiques, empruntés suivant les cas soit à une simple localité, soit à une province ; noms professionnels, rappelant soit une occupation propre au groupe, soit, pour des castes brahmaniques, une spécialité dans leurs attributions sacerdotales ; noms d’objets ou d’animaux avec lesquels la corporation se reconnaît, en vertu de contes traditionnels ou de pratiques religieuses, des attaches particulières ; noms patronymiques, qui se rapportent à un ancêtre supposé, soit directement, soit par le détour d’un sobriquet. On pense bien que, pour la plupart des noms qui semblent appeler un commentaire, les castes qui les portent restent rarement à court de légendes, — d’ordinaire fort invraisemblables, — destinées à en expliquer l’origine. Il faudrait le plus souvent renverser la relation : le nom a inspiré le conte plus souvent que le fait incorporé dans le conte n’a suscité le nom.

De ces récits, ceux qui méritent le plus de crédit sont sans doute les traditions qui se réfèrent à des migrations plus ou moins lointaines dont le nom de la caste perpétue le souvenir ou la prétention. Elles nous montrent ces migrations, surtout parmi les castes supérieures, singulièrement fréquentes. Elles ne sont pas moins significatives. Le sentiment national n’existe guère. la vie se concentre dans un foyer plus étroit. Par les liens qu’elle noue, par la solidarité qu’elle crée, par les pratiques qu’elle consacre, la communauté de la caste ou de la tribu suffit à satisfaire les affections, à protéger les intérêts, à rassurer les préjugés. C’est ce cercle qui constitue la vraie patrie ; sous sa sauvegarde, l’instabilité est et surtout a été grande : les individus emportaient avec eux les attaches auxquelles ils mettent le plus de prix ; les groupemens qui essaimaient se reconstituaient sans peine, dans des milieux nouveaux, sous l’action permanente des moines instincts. Plus que jamais l’Inde nous apparaît ainsi comme un complexe immense d’organismes mobiles. Ils sont unifiés par des facteurs très divers. Il est d’abord certain que les variétés d’origine et de race y tiennent leur bonne place.