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députés, au contraire, céda sur la durée légale du travail, qu’elle avait fixée à dix heures, et que la Chambre haute porta définitivement à onze heures. Le Sénat avait aussi décidé (28 novembre 1889) que le travail de nuit ne devait pas être interdit aux femmes ; mais, désarmé par l’opposition inflexible de la Chambre, il fléchit sur le principe, en atténuant la portée de la nouvelle mesure par une série d’exceptions. Sans doute on retirait à peu près d’une main ce qu’on avait donné de l’autre ; mais il suffisait, pour le moment, aux députés, comme l’expliqua le baron Piérard dans un rapport ultérieur[1], d’avoir fait prévaloir l’idée de la réglementation contre les économistes et les libéraux. Cette loi, qui ne satisfaisait personne, souleva d’ailleurs, le même rapport en fait foi, de nombreuses protestations[2], et les ouvriers d’Abbeville, par exemple, s’enhardirent jusqu’à réclamer « la liberté entière du travail ». Nous ne pouvons pas leur donner tort. Quelques hommes d’État veulent faire au socialisme sa part ; ils n’y parviennent pas.

Les chefs du socialisme prêchent, avons-nous dit, l’abolition des nationalités. En effet la conception d’un État collectiviste flanqué d’États fondés sur le double principe de la propriété individuelle et de la liberté civile est incompréhensible. Dépourvu des organes nécessaires pour échanger ses produits avec le reste du monde, il serait contraint de se replier sur lui-même et, plongé rapidement dans une misère profonde, il n’aurait plus même les moyens de se défendre contre ses puissans voisins. Mais le troupeau tourne, cette fois, le dos aux pasteurs, et le socialisme scientifique est doublé d’un socialisme pratique qui le contredit avec une aveugle violence. Si le travail des femmes déprécie celui des hommes, le travail des étrangers ne déprécie-t-il pas celui des nationaux ? À quoi bon les coalitions, la proscription du travail aux pièces, la réclamation collective d’un plus fort salaire, etc., si des travailleurs, plus sobres et moins exigeans, subissent la loi du patron ? De là ces conflits entre Français et Belges dans le Nord et dans le Pas-de-Calais, entre Italiens et Français dans l’Hérault et dans les Bouches-du-Rhône, cette série de mesures prises par les États-Unis d’Amérique contre l’émigration européenne[3], australienne et chinoise, celle lutte à outrance qu’ont

  1. Annexe à la séance du 8 mai 1893.
  2. Comp. dans l’Officiel du 24 août 1893 le nouveau projet de loi déposé par la « commission du travail » sur le bureau de la Chambre.
  3. Comp. la récente correspondance entre le secrétaire d’État des affaires étrangères et le baron Fava, ministre d’Italie à Washington. Si les Italiens sont expulsés de divers États (notamment du Colorado), c’est uniquement parce qu’ils font baisser le prix de la main-d’œuvre.