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aux purs imbéciles et aux imbéciles qui se croient de l’esprit : c’est un double succès qui n’eût pas laissé de se flatter.


II

Sa méthode était loyale et scrupuleuse comme son âme. Il avait l’horreur du travail facile, et, par suite, de ce qui permet le travail facile, c’est à savoir les ouvrages de seconde main et les idées générales. Du document de seconde main il avait non seulement la crainte, mais la haine, et, du reste, les deux à la fois : « Quand j’ai un sujet quelconque à traiter, il m’est quasi impossible de lire aucun des livres qui ont été composés sur la même matière. Le contact des idées des autres m’agite et me trouble au point de me rendre douloureuse la lecture de ces ouvrages. » On retrouve ici le juge d’instruction consciencieux, qui, ayant à étudier la question de la Démocratie, a été vivre aux États-Unis ; on y retrouve aussi l’homme que, toute sa vie, la discussion a troublé et un peu paralysé. Certains écrivains aiment les livres des autres sur les sujets qu’ils traitent eux-mêmes, parce qu’ils discutent avec ces livres et que la discussion leur donne des idées. Elle gêne Tocqueville dans les siennes ; elle les traverse, sans les exciter. C’est l’homme des réflexions personnelles et des déductions patientes. Il faut dire qu’il ne laisse pas d’avoir tort. La froideur relative de ses livres vient un peu de là. Dans un ouvrage de Voltaire, de Diderot, de Montesquieu même, l’auteur est au milieu d’un groupe de penseurs ou de gens qui croient penser, avec lesquels il argumente, discute, concède, réplique, parlemente et combat : « Si, à vous, on peut accorder ceci, comment veut-on que je vous permette, à vous, de dire, et à vous, qui allez plus loin encore, de hasarder… » Le livre devient ainsi une mêlée, bien réglée par celui qui l’écrit, ce qui veut dire que, sans laisser d’être bien composé, il est vivant. Tenir compte des idées des autres, c’est une courtoisie, si l’on veut, et si l’on veut c’est un sacrifice ; mais surtout c’est une ressource et un art ; c’est un des moyens d’éviter qu’un livre ne soit un monologue. — Pour les idées générales, elles sont si inévitables et si dangereuses, si nécessaires et si redoutables, et c’est si évidemment pour arriver à en avoir qu’on travaille, et c’est si évidemment pour se dispenser de travailler plus longtemps qu’on s’y arrête, et c’est si clairement marque de médiocrité que de n’en avoir point, et marque de paresse d’esprit que de s’en contenter trop vite, qu’on n’a jamais su s’il fallait plus s’en louer que s’en plaindre, ni plus s’en enquérir que s’en préserver. Tocqueville, comme tout le monde, les a