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accueillies à la fin de ses recherches, et ne s’est pas fait un crime d’en établir quelques-unes très honorablement dans le monde ; mais, et c’est à sa louange qu’on doit le dire, ce fut après s’en être défié extrêmement. Ce n’est pas trop dire qu’affirmer qu’il en était épouvanté. Aussi bien il vivait en un temps où tant en France qu’en Allemagne on en faisait un terrible abus. Elles étaient pour lui des idola intelligentiæ fascinateurs et décevans. Il y voyait surtout des tentations trop aimables de la paresse : « Elles n’attestent point la force de l’intelligence humaine, mais plutôt son insuffisance ; car il n’y a point d’êtres exactement semblables dans la nature ; point de faits identiques ; point de règles applicables indistinctement et de la même manière à plusieurs objets à la fois. » — « M. de La Fayette a dit quelque part dans ses Mémoires que le système exagéré des causes générales procurait de merveilleuses consolations aux hommes publics médiocres. J’ajoute qu’il en donne d’admirables aux historiens médiocres. Il leur fournit toujours quelques grandes raisons qui les tirent promptement d’affaire à l’endroit le plus difficile de leur livre et favorisent la faiblesse ou la paresse de leur esprit, tout en faisant honneur à sa profondeur. » C’est ainsi qu’il déteste, et vraiment trop, comme nous le verrons, les considérations sur le climat, sur la marche générale de la civilisation, sur la race. Sur la race surtout il est si défiant qu’il devient épigrammatique et si épigrammatique qu’il devient amer : « D’autres diraient que cela tient à la différence des races ; mais c’est un argument que je n’admettrai jamais qu’à la dernière extrémité et quand il ne me restera plus absolument rien à dire. » Ce qu’il voit tout au bout de ce jeu périlleux des idées, c’est le fatalisme historique, où sont tombés plus ou moins tous les historiens à idées, depuis Polybe et sa « mécanique » historique, dont se moquait doucement Fénelon. Tocqueville ne croit nullement à cette anankè, et analyse très finement le tour d’esprit qui conduit à l’admettre. Il suffit, pense-t-il, pour l’accueillir, de n’avoir jamais été mêlé aux affaires publiques : « J’ai vécu avec des gens de lettres qui ont écrit l’histoire sans se mêler aux affaires, et avec des hommes politiques qui ne se sont jamais occupés qu’à produire les événemens sans songer à les décrire. J’ai toujours remarqué que les premiers voyaient partout des causes générales, tandis que les autres, vivant au milieu du décousu des faits journaliers, se figuraient volontiers que tout devait être attribué à des incidens particuliers. Il est à croire que les uns et les autres se trompent. Je hais pour ma part ces systèmes absolus qui font dépendre tous les événemens de l’histoire de grandes causes premières se liant les unes aux autres par une