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chaîne fatale et qui suppriment pour ainsi dire les hommes de l’histoire du genre humain… Je crois, n’en déplaise aux écrivains qui ont inventé ces sublimes théories pour nourrir leur vanité et faciliter leur travail, que beaucoup de faits historiques importons ne sauraient être expliqués que par des circonstances accidentelles et que beaucoup d’autres restent inexplicables, qu’enfin le hasard… entre pour beaucoup dans ce que nous voyons dans le théâtre du monde. Mais je crois fermement aussi que le hasard n’y fait rien qui n’ait été préparé d’avance. Les faits antérieurs, la nature des institutions, le tour des esprits, l’état des mœurs sont les matériaux avec lesquels il compose ces impromptus qui nous étonnent et nous étiraient. » — En d’autres termes Tocqueville n’a pas et ne veut pas avoir de philosophie de l’histoire. Il voit des causes générales, il en voit de particulières, il voit des accidens, c’est-à-dire des faits qui, à cause des circonstances au milieu desquelles ils se produisent, du moment où ils se présentent, portent des conséquences beaucoup plus grandes qu’eux ; il voit d’autres accidens qui s’appellent des hommes, qui auraient pu ne pas être, qui ont été, qui sont devenus, de par leur génie, des causes immenses à conséquences inouïes, et qui, par conséquent, ont produit des séries d’événemens qui pouvaient ne pas être et n’ont tenu qu’au hasard, incontestable celui-là, d’une naissance ; en un mot il voit dans l’histoire du nécessaire, du probable, de l’imprévu, de l’imprévisible et de l’accidentel, choses avec quoi construire une philosophie de l’histoire est aventureux ; et il s’est toujours refusé à cette aventure. Que restait-il qu’il fût ? Un sociologue très circonspect, beaucoup plus sociologue qu’historien, et presque un homme qui, tout en sachant très bien l’histoire, éliminait de sa sociologie l’élément purement historique. J’entends par là que l’accidentel ou le demi-accidentel, le contingent dans les faits humains, ce qu’on ne peut guère prévoir et ce qu’on ne peut pas du tout mesurer à l’avance, était précisément ce qu’il appelait l’histoire, et c’est de cela qu’il ne voulait point rechercher les lois ni croire que les lois existassent ou pussent être rédigées. Mais au-dessous de l’histoire, contrarié sans doute ou favorisé par elle, plus fixe pourtant et stable, n’existe-t-il point quelque chose de permanent, mœurs d’un peuple, institutions (celles des institutions qui sont modelées sur ces mœurs), mœurs à leur tour qui ont subi l’influence d’institutions très longtemps en vigueur ; et ce fond permanent, c’est-à-dire à évolution très lente, n’a-t-il pas, lui aussi, son histoire, qui, sous l’histoire proprement dite, variable et multicolore, suit son cours plus tranquille, plus uni. plus assuré, plus susceptible par conséquent d’être prévu et un peu écrit