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confondues dans les grandes agglomérations nationales ; par un phénomène pareil, c’est pour la défense nationale que les libertés locales, dans chaque pays, ont abdiqué entre les mains de la pairie commune. Dans une européen guerre, il ne peut y avoir que des despotismes purs et simples ou des démocraties centralisées, et autoritaires, et si ceci ressemble à cela, les considérations précédentes montrent que rien n’est plus naturel. L’Europe marche vers le despotisme organisé autocratiquement ou démocratiquement ; tout ce qui ressemble au fédéralisme doit attendre la paix pour essayer de se faire place. Et ne voit-on pas que la nation européenne chère à Tocqueville, restée la plus décentralisée et la plus aristocratique, et qui peut se permettre même un demi-essai, très honorable, de fédéralisme libéral, c’est la nation qui, à l’ancre au milieu des mers, a moins à craindre qu’une autre de la guerre perpétuelle qui pèse, ou en acte, ou menaçante, sur l’Europe entière ? L’histoire moderne, c’est l’histoire des grandes agglomérations et des fortes concentrations pour la défense, et aussi pour la conquête, qui elle-même est une défense, puisqu’il faut être forts pour être maîtres chez soi. Dans cette évolution, la liberté a reçu de rudes atteintes et elle en recevra encore. La cause principale en est simplement qu’il y a dans certain coin du monde trop de grandes nations tassées en un petit espace. Et maintenant que l’acte, comme il arrive en toutes choses, ne soit pas toujours proportionné au besoin, et dépasse ce qui est nécessaire ; que la concentration, par suite du mouvement général, atteigne des choses où il n’est pas nécessaire, pour la défense et l’intégralité du pays, qu’elle s’applique, c’est ce qui arrive, c’est ce qui s’est produit souvent en France et ailleurs, et c’est ce que nous aurons à considérer quand nous examinerons les remèdes que Tocqueville propose d’apporter au mal.


VI

Le dessein continuel de Tocqueville a été de sauver la démocratie de la centralisation. Il avait vu en Amérique la démocratie pure dans un gouvernement non centralisé. Il lui avait semblé que dans un tel état tout était sauvé, et tout concilié, la démocratie et la liberté. Il a poursuivi en Europe le but qui lui paraissait atteint en Amérique : « Tout ce que tu me dis, écrivait-il à un ami, sur la tendance centralisante, réglementaire de la démocratie européenne, me semble parfait. Mais après avoir développé tout cela très bien, tu ajoutes que nous sommes à peu près d’accord. Ce n’est pas assez dire. Les pensées que tu exprimes là sont