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fortunes, par conséquent, se faisant et se défaisant avec une extrême facilité d’une génération à l’autre. — Elle n’a pas, non plus, une grande prise sur le peuple, parce qu’elle n’est pas ou n’est que très peu territoriale. Les grandes fortunes modernes sont surtout immobilières : à ce titre elles sont personnelles ; elles assurent à ceux qui les possèdent certaines jouissances et une certaine indépendance ; de puissance, non pas. Le riche n’est pas le noble. Il a des domestiques, des protégés, des solliciteurs, non point des vassaux ni même des cliens. Il ne tient pas le pauvre par le fait de l’avoir chez lui, sur sa terre, de père en fils. Il n’a avec lui que des rapports d’acheteur à vendeur, et d’employeur à employé, rapports intermittens, changeans et rapides. Les sociétés modernes n’ont pas supprimé l’aristocratie, que rien ne supprime, elles l’ont mobilisée, et par suite désarmée, à très peu près. — Enfin l’aristocratie de l’argent n’a aucune raison de s’entendre, de se concentrer, de s’organiser, et de devenir ainsi une véritable classe. Elle n’a ni sentimens communs, ni but commun, et à peine des manières communes. Le riche, tantôt riche d’hier, tantôt riche héréditaire, tantôt bien élevé, tantôt moins bien, tantôt terrien, tantôt urbain, n’est d’intelligence avec le riche que pour prendre les mêmes places au théâtre, et il n’est de la même classe qu’en chemin de fer. Cela ne constitue pas une caste, ni même ne la prépare. La richesse n’est pas une classe, ce n’est qu’une catégorie sociale. En cela elle est démocratique elle-même, étant individuelle et individualiste. Il y a des riches, comme il y avait des nobles ; mais il y avait des nobles et une noblesse ; il y a des riches, et il n’y a pas une… le mot manque ; rien ne prouve mieux que les riches ne forment pas une collectivité. — C’est peut-être même ce qui les sauvera. La richesse est de toutes les aristocraties la plus ouverte, la plus mobile et aussi la moins liée ; pour ces raisons, quoique peu aimée, elle est la moins lourde ; le peuple espère y entrer, la voit rentrer dans son sein ; distingue malaisément ses limites, qui, de fait, n’existent pas, ne saura jamais très exactement, quand il voudra la détruire, où frapper. En tout cas, qu’elle survive ou qu’elle périsse, elle n’aura jamais ni les vrais caractères, ni la puissance, ni la suite, ni les effets ordinaires, bons ou mauvais, d’une aristocratie véritable.

Il en est une autre, qui se forme, qui croît, qui s’augmente en nombre et en puissance tous les jours, à laquelle on ne pense pas très souvent, et que Tocqueville a signalée en passant, c’est l’administration. « En France, dit-il, l’administration forme dans l’Etat et en quelque sorte en dehors du souverain un corps particulier qui a ses habitudes spéciales, ses règles propres,