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ses agens qui n’appartiennent qu’à elle, de telle façon qu’elle peut pendant un certain temps présenter le phénomène d’un corps qui marche après que la tête s’en est séparée. » Rien de plus vrai et rien de plus considérable comme conséquences. L’administration, en effet, en France et dans la plupart des pays européens, est un corps à peu près autonome et que les habitudes démocratiques rendront autonome de plus en plus. Il n’est pas électif, il se recrute lui-même, il ne laisse pas d’être un peu héréditaire, du moins il se tire toujours de la même classe sociale, qui est la bourgeoisie moyenne ; il a des traditions, des habitudes, des mœurs spéciales, un esprit de corps, un certain esprit général qui ne change jamais ; des vertus professionnelles assez fortes, une grande estime de soi, de la tenue, de la dignité ; il tient le secret du maniement des affaires, et l’on ne peut pas se passer de lui : il a de grandes analogies avec l’ancienne magistrature. Il augmente sans cesse en nombre et en importance, parce que, dans les sociétés centralisées, tout devient gouvernemental, et tout ce qui devient gouvernemental tombe dans le domaine de l’administration. C’est l’aristocratie moderne. A la vérité son autonomie n’est nullement constitutionnelle et légale. Elle n’est qu’une collection d’agens entre les mains du pouvoir central. Mais la démocratie, en renforçant le pouvoir central, et en le rendant très mobile, ne fait que renforcer l’administration qu’elle ne nomme pas. La démocratie ne veut pas de roi, c’est-à-dire de chef éternel des fonctionnaires ; d’autre part, par l’intermédiaire de son parlement, elle nomme des ministres qui ne font que passer aux affaires, c’est-à-dire qui ont le temps de prendre en main l’administration, mais n’ont pas celui d’agir sur elle, de la faire agir ou de la modifier. Il s’ensuit qu’elle reste seule stable, seule traditionnelle, en vérité seule constituée, et seule indépendante et seule forte. La démocratie, sans le vouloir, par le jeu seul de son mécanisme, crée ici une aristocratie et la conserve.

Comme toute aristocratie, l’administration est conservatrice, et maintient l’ordre de choses existant à travers les variations de la politique. Comme Tocqueville le dit très bien, « elle rend les révolutions tout à la fois plus faciles à faire et moins destructives ». En France ; par exemple, il est assez facile de s’emparer du pouvoir central, mais comme il est plus difficile de créer de pied en cap une administration nouvelle, on garde à peu près l’ancienne, et l’on s’aperçoit que ce qu’on a pris, en s’emparant du pouvoir central, n’est presque rien. C’est bien là le caractère même et le rôle d’une aristocratie, pouvoir intermédiaire, et au fond pouvoir réel, qui permet que le général change sans que les cadres de l’année soient ébranlés et sans que l’année, par conséquent, se