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désagrège. Cette aristocratie se maintiendra sans doute très longtemps, et, comme les parlemens d’autrefois, sera forte sous les gouvernemens faibles, réservée et timide sous les gouvernemens accidentellement forts, toujours prépondérante dans la nation, jusqu’au jour où la démocratie, sentant que c’est là encore une aristocratie, c’est-à-dire un pouvoir qui ne dépend de rien, exigera le fonctionnaire électif. Que ce temps soit proche ou lointain, d’ici à lui, les seules aristocraties qu’on voie se former et vivre sont la richesse et l’administration, l’une d’action assez faible, l’autre d’influence et de prise assez puissantes. Elles fourniront l’évolution que toutes les aristocraties fournissent, sans qu’on puisse savoir ni combien de temps elles dureront, ni encore moins quel est l’état social qui succédera à leur disparition.


VII

Telles sont les idées que Tocqueville a répandues dans le public avec une grande lucidité, beaucoup de bonne grâce d’exposition, une probité intellectuelle absolue, un peu de longueurs et de digressions. Ce fut un bon observateur ; ce fut surtout un analyste très pénétrant et très délié. Quoique très bon logicien, ce n’est pas au point de vue dialectique qu’il se place et de l’instrument logique qu’il aime à user. Une institution pour lui est un être vivant, qu’il observe dans ses allures, dans ses démarches, pour ainsi dire dans sa physionomie, et dont il découvre ainsi l’esprit et l’humeur. Il a raison ; car les institutions ne sont que des hommes qui se sont disposés dans tel ou tel état pour s’être rencontrés dans tels sentimens qui étaient communs au plus grand nombre d’entre eux. Tocqueville s’est rendu par une application très énergique assez familier à ces êtres collectifs qu’on appelle les nations, et assez habile à démêler les sentimens principaux qui les mènent. Il a eu, plus que personne, l’intuition du monde moderne, de ce qu’il était et de ce qu’il allait devenir, et il est un des hommes dont les prévisions ont été le moins démenties par les faits. C’était une très belle intelligence, non pas très vaste, mais très vive et qui portait loin dans le sens où elle s’était une fois pour toutes dirigée, surtout aussi à l’abri que possible d’être obscurcie ou détournée par les passions. Il a donné quelques leçons excellentes sur l’avènement de la démocratie dans les temps modernes, et quelques bons conseils sur les précautions à prendre au cours de ce grand changement. C’est un professeur de politique très exact, très lumineux, très bien renseigné et de grande allure.


EMILE FAGUET.