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étaient devenus le débouché naturel des produits havaïens, et San Francisco leur marché principal, pour ne pas dire unique. Les lois économiques attiraient de ce côté le mouvement maritime et le trafic commercial ; un traité de réciprocité avait consacré cet état de choses et fait virtuellement de l’archipel une dépendance de la grande république. Il y avait là un danger : ce traité enrichissait les planteurs, mais sa dénonciation pouvait les ruiner, et une annexion qui eût converti les îles en un État de l’Union américaine apparaissait comme l’unique moyen de conjurer ce danger.

L’idée n’était pas nouvelle. Bien avant l’orientation des îles dans le sens agricole, elle avait eu des partisans. Les premiers missionnaires avaient caressé le rêve d’une annexion qui consacrerait leur conquête religieuse. Pour les marins, ces îles étaient le seul point de relâche entre les États-Unis et l’Asie ; pour les habitans de San-Francisco, Honolulu était une Nice tropicale, un sanatorium unissant aux charmes d’un climat tropical les sites les plus rians et les plus grandioses. Mais ces rêves étaient venus se heurter contre les résistances du roi, des chefs et des indigènes, qui n’entendaient à aucun prix abdiquer leur autonomie. Ils s’irritaient de ces convoitises et, consciens de leurs droits, accusaient les Américains d’en vouloir faire litière.

Ils voyaient bien ce que les étrangers gagneraient à une annexion, mais aussi ce qu’il en résulterait pour eux. Au contact des blancs leur race décroissait : que serait-ce donc quand elle serait noyée dans un afflux d’immigration ? S’ils reconnaissaient les services rendus, ils les estimaient largement payés, car enfin ces Américains, aujourd’hui riches et puissans, avaient débarqué sur leurs plages pauvres et en quête de fortune. Cette fortune, ils la possédaient ; ils la devaient à leur travail, mais aussi et surtout à la libéralité des chefs qui leur avaient concédé des terres, reconnu le droit de posséder et d’exploiter, qui les avaient admis aux bénéfices de leur nationalité et appelés même aux plus hauts emplois. Et maintenant les fils de ces mêmes hommes prétendaient disposer de leur territoire, aliéner leur indépendance, et payer par l’ingratitude la généreuse hospitalité qu’ils avaient reçue en les annexant à une république où subsistait l’ostracisme mal déguisé des races de couleur.

Maintes fois, dans les réunions publiques comme dans les Chambres, dans les conversations particulières comme dans la presse, nous avons vu ces récriminations se faire jour. Elles s’accentuaient à mesure que grandissaient l’impatience des planteurs et les méfiances des indigènes. Ce conflit latent aboutit à un coup de force, le 14 février 1893, jour où les Américains, assurés de la connivence du ministre des États-Unis, du concours du