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uns et les autres, écrivait-il à l’empereur Charles-Quint, je n’en eus pas peu de plaisir, parce qu’il me sembla que cela venait fort à mon propos et que j’y pourrais trouver la manière de les plus vitement subjuguer, suivant le dicton qui veut qu’on tire de la forêt de quoi la brûler. » Comme Fernand Cortès, M. de Bismarck a trouvé toujours dans la forêt. le bois dont il s’est servi pour la brûler, et cela suffit à sa gloire.

M. Blum ne s’est pas contenté d’attribuer à M. de Bismarck un don d’infaillible lucidité ; il le représente comme un sage au-dessus de toutes les misères, de toutes les faiblesses humaines, et qui n’eut jamais d’autre passion que l’amour du bien public. S’il arrivait que la postérité ne connût le prince que par le livre de son dernier biographe, elle tiendrait pour certain que le glorieux fondateur de l’empire allemand possédait toutes les vertus apostoliques, qu’il appartenait à la race des débonnaires, des esprits doux et concilians, et que s’il eut souvent à se défendre contre les gens malintentionnés qui l’attaquaient, il n’attaqua jamais personne. Plutarque s’y prenait autrement pour nous intéresser à ses héros ; il savait que les défauts font valoir les qualités, et il mêlait les ombres aux lumières. Quoi qu’en ait dit le journal de M. Harden, le docteur Blum a apporté dans l’exposition des faits une consciencieuse exactitude ; mais il n’a pas su peindre le grand homme qu’il admire. Personne ne reconnaîtra dans ce pastel aux couleurs effacées le fauve qui tour à tour épouvantait les forêts par ses rugissemens ou subjuguait par ses grâces félines les innocentes gazelles et les daims crédules.

Il y a cependant un trait de ce caractère puissant et compliqué que M. Blum a su rendre. Contre son dessein peut-être, M. de Bismarck nous apparaît dans son livre comme le plus défiant des hommes ; il le montre occupé sans cesse à tenir ses ennemis en échec, à déjouer leurs intrigues, à traverser leurs manœuvres, et travaillant sans relâche à sa conservation personnelle, qu’il jugeait avec raison nécessaire au bien de l’État. Si je ne me trompe, c’est sur le compte de ses ennemis que M. de Bismarck a dû s’exprimer le plus librement dans ses entretiens avec M. Blum, car dans sa retraite comme lorsqu’il était au pouvoir, il ne les oublie jamais. S’il est implacable pour certains personnages politiques qui ont pu contribuer à sa disgrâce, il en veut encore, comme au premier jour, à quiconque osa jadis lui résister. Les vieilles offenses sont demeurées à jamais gravées dans sa tenace mémoire, et l’injure reçue il y a vingt ans fait encore bouillonner son sang ; ses haines toujours fraîches étonnent l’univers par leur éternelle jeunesse.

Sans doute, M. de Bismarck a eu beaucoup d’ennemis secrets ou déclarés ; mais le docteur Blum a eu tort de prendre au sérieux certains griefs plus ou moins imaginaires dont il a pu l’entretenir. Il a servi trois