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empereurs ; tant que vécut Guillaume Ier, il n’eut rien à craindre pour son omnipotence, et cependant il craignait tout. Quiconque passait pour avoir quelque influence ou pour être agréable en haut lieu, se rendait aussitôt suspect à son ombrageux orgueil. Toute démarche de l’impératrice Augusta, ses amitiés, ses moindres propos lui donnaient du souci. Plus d’une fois il a fait attaquer par les journaux à sa solde « cette auguste dame, diese hohe Dame, » qu’il accusait de combattre sa politique auprès de l’empereur, de comploter contre lui avec ses confidens ou avec le marquis d’Abzac, et de vouloir lui donner un successeur dans la personne du ministre de la maison du roi, M. de Schleinitz. Le comte d’Arnim le comparait à un éléphant qui se sert de sa trompe tantôt pour déraciner un arbre, tantôt pour ramasser une aiguille. Cette image lui a paru blessante ; mais, sans le comparer à un éléphant, il est bien permis de lui appliquer ce que Retz disait du cardinal de Riche lieu, « qu’il était un très grand homme, mais qu’il avait au souverain degré le faible de ne point mépriser les petites choses ».

Si M. de Bismarck s’était fait beaucoup d’ennemis, il est juste de remarquer qu’il s’attira leur haine autant par la supériorité de son génie politique que par son despotisme, ses hauteurs et l’âpreté de ses exigences. Pour mener sa grande œuvre à bien, il devait conserver la liberté de choix, et cet éclectique ne pouvait être le prisonnier d’aucun parti. Aussi, l’un après l’autre, tous les partis se plaignirent de lui. L’opposition de gauche l’inquiétait peu, il avait appris depuis longtemps comment on mate les tribuns, et en Prusse, ce ne sont pas les votes d’une majorité hostile qui décident de la destinée des ministres. Les éloquens réquisitoires de M. Eugène Richter ont plus d’une fois ému sa bile, ils n’ont jamais troublé la tranquillité de son sommeil.

Ce qui le préoccupait davantage, c’était l’hostilité croissante du parti conservateur, dont il avait été jadis le coryphée, le paladin. Après avoir combattu ensemble victorieusement les ennemis de Dieu et du roi, on ne s’entendait plus. Ses anciens amis ne se plaignaient pas seulement qu’il leur manquât d’égards, qu’il les traitât de haut en bas ; ils ne pouvaient lui pardonner ses infidélités à leurs communs principes, ses transactions avec les libéraux ; ils le tenaient pour un renégat. Ils l’accusaient d’avoir sacrifié la vieille Prusse à la nouvelle Allemagne et de leur avoir imposé une constitution dont on a pu dire qu’elle avait été faite par un homme et pour un homme. Après 1871 leur mécontentement redoubla, et quelques-uns d’entre eux révèrent peut-être de renverser le maître superbe qui tenait tout dans ses mains et ne voulait rien lâcher. Ils se plaisaient à croire qu’il avait achevé sa tâche, qu’il n’était plus nécessaire, que naviguant désormais dans des eaux tranquilles, on pouvait reprendre le gouvernail au pilote qui avait sauvé la barque des récifs et des tempêtes.