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On trouve à ce sujet de curieux renseignemens dans les papiers récemment publiés de l’ancien feld-maréchal et ministre de la guerre, le comte de Roon, et particulièrement dans sa correspondance avec son neveu Moritz de Blanckenburg, un des chefs du parti conservateur et autrefois ami intime de M. de Bismarck. M. de Blanckenburg déclarait que son ambition et ses allures autoritaires le rendaient insupportable, et le traitait de grand Zarastro, qui jouait des airs de sa façon sur une flûte empruntée aux libéraux. Comme le neveu, l’oncle nourrissait des rancunes contre « l’ermite de Varzin, qui voulait tout faire lui-même et qui défendait qu’on le dérangeât ». De jour en jour les doléances étaient plus amères, les reproches étaient plus acerbes, et M. de Bismarck écrivait au comte : « À mesure que le temps s’écoule, la solitude se fait autour de moi ; les vieux amis disparaissent ou se changent en ennemis, et on ne s’en fait pas de nouveaux. À la grâce de Dieu ! »

Les étourdis, les téméraires avaient hâte d’en finir avec lui ; mais les conservateurs circonspects et réfléchis étaient forcés de reconnaître qu’il était bien difficile de le remplacer. Après le vote du septennat, M. de Roon écrivait de Rome : « À présent que la défense de l’Allemagne est assurée pour sept ans, nos amis sont disposés à croire qu’on pourrait se débarrasser de Bismarck. Sans doute il ne tiendrait qu’à nous de le rendre impossible ou tout au moins de lui créer des difficultés, si nous avions quelque chose de mieux à mettre à la place. Mais qui le remplacera ? De Moltke ? il y consentirait difficilement ; Manteuffel ? je le tiens pour impossible. Qui donc ? je n’en sais absolument rien. Quoi qu’on puisse dire contre Bismarck et contre sa politique, ce serait à mes yeux un grand malheur que la maladie ou les cabales le contraignissent à se retirer. Je le crois indispensable, jusqu’à ce que je lui aie trouvé un successeur, et je n’en connais point. Les casse-cou qui voudraient le renverser ne savent pas ce qu’ils souhaitent. Ce qui succéderait serait le chaos, tout remplaçant ferait des fautes, et les fautes commises par incapacité sont pires que les autres. »

Si difficile qu’il soit de remplacer un homme, ce n’est jamais impossible, et tel comédien en renom, qui se croyait nécessaire au succès d’une pièce, a eu le déplaisir de voir jouer le rôle par une doublure qui se faisait applaudir. Ce qui rassurait davantage M. de Bismarck, ce qui le garantissait de tout accident fâcheux, c’était le caractère de l’empereur Guillaume Ier et sa ferme résolution de ne jamais se séparer de son ministre. Et cependant, s’il se fut laissé aller à ses inclinations naturelles, il eût épousé la cause de ces conservateurs chagrins, qui s’étaient brouillés avec le chancelier. Toutes ses sympathies étaient pour eux. Il avait les mêmes opinions, la même foi, les mêmes goûts et les mêmes dégoûts ; il partageait leurs inquiétudes, et leurs griefs lui semblaient justes. Souvent même, à l’insu de M. de Bismarck, il