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morsure des cordes, un accent d’énergie douloureuse plutôt que de plaintive douceur. A part cette faiblesse et quelques autres du même genre, l’orchestre du Flibustier a plus d’un mérite : clarté, discrétion, finesse, autant de modestes, mais précieuses vertus. C’est encore un des principes de l’école russe, que, dans le drame ou la comédie musicale, quel que soit le rôle des instrumens, la voix garde néanmoins le premier rôle. M. Cui, comme ses compatriotes, professe cette doc trine et la pratique. On chante dans le Flibustier, et si l’orchestre y prête au chant son concours, il ne lui fait pas concurrence. « Tout à l’orchestre » n’est pas le mot d’ordre de la musique slave. Wagner peut être dieu, même en Russie ; il n’y est pas le dieu unique, et les compositeurs nationaux n’y sont pas ses prophètes ou ses apôtres, encore moins ses esclaves.

Enfin il convient de rendre au musicien étranger une dernière justice : plus que beaucoup de musiciens français, il a respecté notre langue. Dans toute sa partition on ne relèverait peut-être pas une erreur de prosodie, pas une faute de déclamation. Et cette pureté de la diction lyrique est d’autant plus méritoire, que M. Cui s’est imposé vis-à-vis du texte de M. Richepin une déférence à peu près absolue. Il n’a pris que de rares et presque insignifiantes libertés avec ce mètre uniforme de l’alexandrin, dont il a su, grâce à la diversité des mouvements et des rythmes, alléger le poids et varier la monotonie.

Harmonie, mélodie, instrumentation, justesse d’accent, voilà bien des qualités. Et pourtant cette œuvre, à notre grand regret, n’a qu’à demi réussi. Les uns l’ont trouvée pauvre, les autres vague. Elle n’a plu ni aux corrompus de la musique, ni aux innocens. Douce, elle ne paraît pas devoir posséder la terre, au moins la terre de France. Il est trop vrai que la beauté (car elle a des parties véritablement belles) n’y éclate pas assez au dehors ; elle y est latente et comme retirée ou recueillie. Nous l’avons sentie néanmoins, et si nous n’avons pas su la dégager et la mettre en lumière, c’est peut-être parce qu’elle est subtile et parce qu’elle est profonde.

L’interprétation masculine du Flibustier est bonne. M. Fugère (Legoëz) est un artiste accompli, et M. Clément (Jacquemin) joint à une voix délicieuse le goût le meilleur et la plus fine sensibilité. L’interprétation féminine est médiocre et détestable. Mme Landouzy possède une voix sûre, au double sens du mot. Elle sait chanter, mais ne sait que cela, et cela ne suffit pas. Quant à la dame qui porte le nom royal et romain de Tarquini d’Or, comment lui a-t-on livré le beau rôle de Marie-Anne ? On assure qu’elle chante aussi Carmen. Cela est affreux à penser.


CAMILLE BELLAIGUE.