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comprendre le passé. Représentons-nous les marchands de Tyr qui arrivent, vêtus de ces longs caftans, couverts de ces bonnets pointus, que les Arméniens et les Syriens portent encore aujourd’hui[1] ; à peine sont-ils débarqués que la foule des curieux les entoure ; eux commencent par exposer tranquillement leurs marchandises sur le port. Surtout ils n’ont pas l’air pressé : on nous dit qu’ils restent parfois plus d’une saison au même endroit ; ils attendent patiemment le client, comme on le fait encore dans les souks de Tunis et du Caire, et le laissent peu à peu s’enflammer à la vue des objets qu’ils lui mettent devant les yeux. Ce qui est remarquable, ce qui les fait ressembler au juif de nos jours, c’est, qu’il sont à la fois indispensables et détestés, qu’on les souhaite et qu’on les craint, qu’on les appelle et qu’on les fuit. Non seulement, dans les affaires qu’ils font, ils cherchent à gagner le plus qu’ils peuvent, ce qui, après tout, est leur métier, mais ils n’hésitent pas de commerçans à devenir pirates, pour ajouter à leurs bénéfices. Au moment de partir, quand la vaste mer va les dérober à toutes les vengeances, si par hasard un jeune garçon ou une belle fille, retenus par leur curiosité, s’attardent trop longtemps à regarder ces merveilles qu’on embarque, ils se jettent sur eux et les enlèvent pour les aller vendre dans quelque port voisin.

Comme ils n’ignoraient pas la haine qu’ils inspiraient, on comprend qu’ils aient songé à prendre des précautions pour leur sûreté. Quand leur commerce s’étendit aux pays lointains, ils éprouvèrent le besoin de fonder quelques établissemens solides, où ils pouvaient se reposer sans crainte, remiser leurs marchandises et attendre la bonne saison pour se remettre en route. Ces lieux de refuge, ils les ont choisis d’ordinaire dans des conditions si favorables qu’ils sont devenus presque toujours des villes importantes. Naturellement, c’est dans les contrées les plus sauvages, et qui offrent le moins de sécurité au voyageur, qu’ils sont le plus nombreux. On n’en trouve guère de traces en Grèce et en Italie ; au contraire, il y en avait en Sicile, en Sardaigne, le long des rivages de la Gaule, de l’Espagne et de l’Afrique. L’Afrique surtout tenta de bonne heure l’avidité des Phéniciens ; il y avait là de bons coups à faire, mais en même temps de grands dangers à courir, à cause de la barbarie des habitans ; aussi toutes les fois qu’ils y trouvèrent une plage qui offrait à leurs vaisseaux un abri naturel, ou qu’on pouvait rendre sûre à peu de frais, ils ne manquèrent pas d’y établir un de leurs comptoirs et de le fortifier. C’est ainsi que fut fondée Carthage.

  1. C’est le costume qu’ils portent sur certaines stèles, notamment sur celle de Lilybée (voyez Perrot, p. 309). Les détails qui suivent sont pris dans les écrivains antiques.