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point les récits d’un grand poète s’imposent à la mémoire. Grâce à Virgile, on cherche Didon à Carthage presque autant qu’Hannibal. Ceux même qui affectent de se tenir le plus en garde contre les illusions de la poésie, les savans, les archéologues, n’ont pas échappé plus que les autres à ce souvenir. Sur un plan de Carthage que j’ai sous les yeux, et qui est tracé d’après les travaux de deux érudits sérieux, Falhe et Dureau de la Malle, ne vois-je pas indiqué, vers un angle de Byrsa, l’emplacement de la maison de Didon ?

On ne me croirait pas si je disais que la visite que j’ai faite à Carthage n’a pas réveillé dans mon esprit les souvenirs de l’Enéide. A chaque pas, en la parcourant, je me rappelais, sans le vouloir, quelques vers de Virgile. Il a donné tant de vie aux scènes qu’il a décrites, il les présente avec tant de naturel et de vérité, que j’oubliais, en les retrouvant dans ma mémoire, que ce sont des créations de sa fantaisie, Je les traitais comme les récits d’un historien véridique, et je ne pouvais m’empêcher de chercher le lieu où elles devaient s’être passées. Sur cette colline, où l’on dit que s’élevait le temple de Junon, je vois la reine, « aussi belle que Diane, assise sur un siège élevé, entourée de ses soldats », comme elle était quand on traîna devant elle les Troyens naufragés. Un peu plus loin, vers l’endroit où la presqu’île touche au continent, le long des rampes du Djebel-Ahmor, plus boisées alors qu’aujourd’hui, les cavaliers carthaginois et phrygiens se livraient aux plaisirs de cette chasse que le poêle a si magnifiquement décrite, et poursuivaient les biches qui bondissaient sur les rochers. Il me semble que je n’aurais pas de peine à trouver la grotte perfide où Enée et Didon, s’isolant de leur suite, se réfugient pour se mettre à l’abri de l’orage :


Speluncam Dido dux et Trojanus eamdem
Deveniunt.


Quant au bûcher sur lequel Didon s’étend pour mourir, je ne doute pas qu’il ne fût placé sur les hauteurs de Byrsa. Elle voulait qu’on put en voir la flamme de la haute mer et que cette lumière funèbre fût un présage de malheur pour l’ingrat qui la quittait.

Les lecteurs de la Revue n’ont peut-être pas oublié que j’ai pris plaisir autrefois à suivre Enée en Sicile et sur les côtes du Latium[1]. Je voudrais bien qu’il me fût possible de l’accompagner aussi à Carthage. Ce voyage aurait un grand charme, avec un guide comme Virgile ; mais ce serait vraiment trop m’éloigner de

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 décembre 1884 et du 1er novembre 1885.