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rigoureux d’attribuer le beau rôle au champion de la race romaine. Soyons sûrs que le vieux poète Nævius n’y avait pas manqué ; s’il a traité ; le même sujet, comme c’est probable, il a dû donner à Enée une plus fière attitude. Mais on était alors au plus vif d’une lutte sans pitié, et les Carthaginois faisaient horreur. Du temps de Virgile les guerres puniques n’étaient qu’un lointain souvenir ; Carthage, n’inspirant plus les mêmes alarmes, ne soulevait plus les mêmes haines. On venait précisément de la relever de ses ruines, et le doux poète avait dû applaudir à cette réparation. Il a donc pu se livrer sans scrupule, comme sans danger, à sa tendresse d’âme, qui l’attirait naturellement vers les malheureux et les vaincus. — Il n’en est pas moins étrange, que, dans un poème destiné à glorifier les Romains, la personne qui représente la plus grande ennemie de Rome soit précisément celle à qui nous accordons toute notre sympathie.


IV

Quittons ces temps fabuleux où nous ont peut-être trop retenus les beaux vers de Virgile, et passons de la légende à l’histoire. J’ai dit qu’un des événemens que nous connaissons le mieux, dans l’existence de Carthage, c’est sa dernière lutte et sa fin. Appien, qui nous l’a racontée, n’est pas un historien de premier ordre, de beaucoup s’en faut ; mais il avait sous les yeux un plus grand que lui, probablement Polybe. Son récit a surtout un avantage précieux pour nous qui visitons Carthage : il est d’une précision merveilleuse, si bien que, lorsqu’on est sur les lieux, on en suit, tous les détails et on les remet à leur place.

Quand Scipion, qui demandait à être édile, fut nommé consul par le peuple, et désigné pour commander l’armée d’Afrique, le siège de Carthage traînait depuis deux ans ; Rome voulait qu’on en finît. Il semble que le nouveau général, pour répondre au désir de ceux qui venaient de l’élire, ait cherché d’abord à terminer la guerre par un coup de force. Mais par où pouvait-il diriger l’attaque pour qu’elle réussît en quelques jours ? Il ne fallait pas songer à donner l’assaut du côté de la plaine : c’était celui où l’on avait le plus accumulé de défenses. « Là, nous dit Appien, la ville était protégée par une triple enceinte. » Il faut évidemment entendre, quoiqu’il semble dire le contraire, que les trois murailles qui l’entouraient n’avaient pas la même importance. La première devait être un simple retranchement, l’autre un rempart un peu plus fort ; enfin s’élevait le mur proprement dit qui avait de 15 à 18 mètres de haut et 10 d’épaisseur. Les écrivains anciens en ont parlé avec une grande admiration. Ils racontent qu’on