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pression ; et ces préférences ne vont pas sans un discernement de différences qualitatives. Or ce discernement est déjà de la sensation, non pas seulement une affection agréable ou pénible. Ainsi, chez l’amibe elle-même, il y a un élément d’intelligence fondamental et non surajouté.

Outre le discernement des qualités, on trouve encore, même chez les êtres très primitifs, le discernement de cette relation essentielle qui est l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur. Rappelons que le rhizopode ne retire pas son pseudopode si c’est un autre pseudopode de la même colonie qui le touche, mais il le retire aussitôt si c’est un pseudopode étranger. Voilà déjà la distinction vague du dehors et du dedans. Placez une actinie au milieu du jet bouillonnant qui alimente le bec d’un aquarium : elle s’accoutumera vile à être rudement frappée par le courant et y déploiera en paix ses tentacules ; mais si vous la touchez, même délicatement, avec une baguette, elle les retirera aussitôt : elle distingue donc parfaitement le contact du liquide et le contact léger d’un solide, surtout d’un solide étranger à son milieu. M. Romanes[1] a eu raison de dire que c’est là le premier et obscur rudiment de l’intelligence, que le raisonnement le plus élevé est encore un discernement, accompagné d’un choix parallèle, entre des excitations devenues très délicates.

L’intelligence a donc été présente aussitôt qu’il y a eu des rapports vitaux plus ou moins consciens, et elle s’est compliquée dans une proportion exactement correspondante à la complexité de ces rapports vitaux révélés par la sensation. A mesure qu’on monte les degrés de l’échelle, la vie de relation augmente, et avec elle l’intelligence, qui devient de plus en plus consciente de soi. Au reste, comment n’en serait-il pas ainsi ? Point d’animal qui puisse vivre ailleurs que dans un milieu qu’il s’efforce d’adapter à ses besoins, et parmi d’autres animaux qui lui sont utiles ou nuisibles. De là. pour lui, l’absolue nécessité de sensations instructives et non pas seulement affectives ; de là aussi la nécessité d’inductions plus ou moins rudimentaires, en un mot d’un discernement qui, peu à peu, deviendra raisonnement. La théorie des psychologues qui considèrent l’intelligence comme superficielle est donc superficielle elle-même. Que Schopenhauer nous répète : « C’est la volonté qui fait le fond de l’être ; l’intelligence en est la partie tournée vers le dehors, vers les objets, et non pas vers le sujet », il aura raison jusque-là ; mais qu’il est difficile d’exprimer une vérité sans faire un tort apparent à quelque autre vérité ! Nous en avons un exemple dans les diatribes de

  1. L’Évolution mentale chez les animaux, Alcan, 1890.