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couleurs. Il dut y suppléer par d’autres images, principalement auditives : il entendait les mois résonner comme un écho. Du même coup, sa sensibilité, son caractère tout entier changea. « J’étais auparavant impressionnable, facile à l’enthousiasme, je possédais une riche imagination ; maintenant je suis tranquille et froid, mon imagination n’emporte plus mes pensées, Je suis bien moins susceptible de joie ou de tristesse. » Quand il perdit sa mère, qu’il aimait beaucoup, il n’éprouva pas le chagrin qu’il eût jadis éprouvé, parce qu’il ne pouvait plus voir, par les yeux, de l’esprit, ni la physionomie de sa mère, ni les diverses phases de ses souffrances ; de plus, il ne pouvait assister en imagination aux douloureux effets de cette mort prématurée sur les autres membres de la famille. Ainsi la perte d’une très notable partie de l’imagination, de la plus vivante et de la plus intellectuelle, celle qui fait entrer le monde réel par nos yeux dans notre pensée, avait entraîné la perle d’une notable partie de la sensibilité.

Jusque dans ses régions devenues inconscientes, l’intelligence, avec ses idées et souvenirs, ne cesse pas d’agir encore sur la sensibilité. Toutes les personnes, tous les objets, avec lesquels nous avons été mis en relation par cette faculté qui nous fait sortir de nous-même, laissent en nous des traces : pour échapper à notre regard intérieur, elles n’en subsistent pas moins. Nous avons une mémoire inconsciente qui renferme à l’état latent tout le monde et qui, alors même que nous n’y pensons pas, exerce ; son action sur nos sentimens, sur nos volontés. Les grands chagrins projettent leur ombre sur la vie entière. On ne songe pas sans cesse aux êtres chers qu’on a perdus, et cependant ces absens sont toujours présens au fond de nos cœurs. Un vide immense ; s’est fait en nous comme autour de nous, une sorte de crépuscule a remplacé la pleine lumière ; dans le concert de notre cœur des voix se sont tues, des voix que nous étions habitués à entendre ; et dans ce grand silence, comme en un rêve, elles nous parlent encore : nous les entendons sans le savoir, et parfois nous leur obéissons sans nous en douter.

« Ce n’est pas l’art de la mémoire, disait Thémistocle, c’est l’art de l’oubli qui me serait précieux. » Certes, pour goûter un bonheur égoïste, sans regrets comme sans craintes, il faudrait faire disparaître, faire mourir tout notre passé. Mais les souvenirs qui s’amassent en nous sont la condition même et de nos pensées et de nos sentimens ; en perdant le souvenir, nous perdrions, avec l’intelligence, cette sensibilité plus élevée et plus délicate qui fait notre supériorité sur l’animal. Mieux vaut se proposer un idéal contraire : ne rien oublier, ou du moins n’oublier personne, ne rien laisser s’effacer ni dans sa pensée ni dans son cœur ; et