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ceux-là, on peut bien dire que l’intelligence est une faculté maîtresse. « A quoi sert le monde ? » disait Ampère. « A donner des pensées aux esprits. » Voilà l’intellectuel et sa vision de l’univers. Ce même Ampère, peu de temps avant sa mort, discutait philosophie avec un de ses amis, et comme ce dernier lui conseillait de ménager ses forces et sa santé : « Ma santé ! s’écria-t-il, il s’agit bien de ma santé ! Il ne doit être question entre nous que de ce qui est éternel. »

Les intellectuels exclusifs, d’ailleurs rares, qui naissent avec un cerveau extraordinairement développé dans les centres affectés à l’intelligence, réalisent ces monstra per excessum dont parle Schopenhauer. L’excès même du développement cérébral en un sens s’accompagne chez eux d’une sorte d’atrophie dans les autres sens. Il peut aussi coïncider avec un tempérament lymphatique et apathique, comme chez Cuvier ou Cibbon. Mais cette apathie n’est pas toujours, comme semble le croire M. Ribot, la condition du vrai type intellectuel. En d’autres termes, un intellectuel n’est pas nécessairement un insensible : nombreux sont les exemples de grandes intelligences unies à de grands cœurs. Et c’est pourquoi nous admettons comme second groupe l’union d’une intelligence développée avec une sensibilité vive. Chez ceux-là. les idées ne restent pas froides et uniquement lumineuses : elles ont toutes chaleur et vie interne. « La lumière qui éclaire les autres hommes me brûle, » disait Proudhon. Pascal eût pu en dire autant. N’était-il pas à la fois un raisonneur et un passionné ? Ne portait-il pas sa flamme et sa fougue jusque dans la géométrie ? M. Paulhan cite comme type intellectuel Bordas-Demoulin, qui, ayant donné le peu qu’il avait, dénué de tout, mourant de faim, dépensait dans un cabinet de lecture les quelques sous qui lui restaient ; après avoir passé sa vie à faire de la métaphysique dans une mansarde de Paris, il mourut sans avoir trouvé le temps d’aimer. Ce n’était pas pour cela un apathique, mais un passionné exclusif pour les choses de l’esprit. De même Leibniz, qui ne dormait souvent qu’assis sur une chaise, étudiait de suite des mois entiers et pouvait rester tout ce temps-là, dit Fontenelle, « sans quitter le siège. »

Ce qui est vrai, c’est que le grand développement de l’intelligence peut, à la longue, ou émousser ou calmer la sensibilité. Il est clair qu’un Spinosa, par exemple, après que de longues méditations l’ont convaincu du déterminisme des actions humaines, de la nécessité interne qui fait, selon lui, que les uns sont vertueux et les autres vicieux, ne pourra plus éprouver des transports d’indignation ou de colère à la vue du mal. Ce mouvement passionné sera