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congénital, et on croit qu’une fatalité analogue règle le caractère humain. Mais d’abord, même chez l’animal, l’instinct n’a ni l’invariabilité ni l’infaillibilité qu’on imagine. Nous n’en sommes plus à ce qu’on a justement appelé la conception mystique de l’instinct, celle de Fénelon par exemple, dans son traité de l’Existence de Dieu. Depuis Darwin, on s’est mis à étudier de plus près et dans les menus détails ces fameux instincts implantés chez les animaux dès les premiers âges par le créateur même. Or, plus on poursuit ces études, plus on voit les instincts varier, se former et se déformer, se tromper et se redresser par l’expérience, se plier aux circonstances et au milieu, etc. L’instinct n’est aveugle qu’au début, lorsque ses résultats échappent encore aux animaux qu’il fait agir. Ainsi, l’insecte qui pond ses œufs en un endroit où il ne les verra jamais éclore est condamné, dit M. William James, à agir toujours aveuglément de génération en génération ; mais la poule qui a déjà élevé une couvée ne doit pas, la seconde fois, se mettre sur son nid avec la même ignorance ! : l’idée des poussins se joint à la vue des œufs pour déterminer l’acte. Les fermiers de l’Adirondack ont raconté à M. W. James que, si une vache vêle dans les bois et que l’on incite quelque temps à la trouver, le veau devient aussi sauvage qu’un daim ; au contraire, des veaux nés à l’étable ne montrent aucune sauvagerie à l’égard des gens qu’ils ont aperçus dès les premiers jours de leur existence. On voit qu’ici l’hérédité n’impose rien de certain et que tout dépend des impressions premières, qui développent ou l’instinct de sauvagerie ou l’instinct de sociabilité. Ces impressions ont souvent une influence décisive. Après avoir fait son nid sur une branche, l’oiseau retourne à cette même branche, la crevette revient au même creux de rocher ; le bœuf revient au même pâturage. L’aire de l’instinct est rétrécit par la première impression et se change ainsi en habitude. Souvent aussi des instincts héréditaires s’atténuent et s’effacent faute d’excitans appropriés qui les mettent en œuvre. D’autres, au contraire, qui auraient sommeillé, s’éveillent par le fait d’une occasion qui les excite. C’est une des raisons qui condamnent l’indulgence des gouvernemens pour toutes les excitations à la débauche et au crime, par quelque voie qu’elles se produisent.

On croit l’homme presque entièrement dépourvu d’instincts. Avec M. W. James, nous pensons qu’il a, au contraire, des instincts beaucoup plus nombreux et plus variés qu’aucun autre animal ; il a même, à vrai dire, tous les instincts, bons et mauvais. Et par instincts nous entendons des impulsions d’abord aveugles et irrésistibles, suscitées par les excitans appropriés. M. W. James