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l’anatomie le dégoûte, deux opérations auxquelles il assiste l’impressionnent au point de le faire renoncer à suivre le service de l’hôpital. Les cours de géologie et de zoologie lui paraissent si « incroyablement ennuyeux » qu’il jure de ne jamais lire un livre de géologie. Beau serment, qu’il devait si peu tenir ! Son père lui propose d’entrer dans l’Eglise. Une demande pas mieux, et le voilà qui étudie trois années à Cambridge, mais sans enthousiasme. Ses amis de collège le trouvaient affectueux, généreux, compatissant, ayant la haine de tout ce qui est faux, vil, cruel. Enfin on lui propose un grand voyage à bord du Beagle en société de naturalistes non rémunérés : ce voyage décide de sa vocation. Au retour, il se retire à la campagne. Sa santé déplorable l’y obligeait presque : « Pendant quarante ans, dit-il, je n’eus jamais un jour de bonne santé, comme les autres hommes. » La science occupe désormais sa vie entière. Ses seules grandes distractions sont la musique et les romans. « Je les aime tous, dit-il, même s’ils ne sont bons qu’à demi et surtout s’ils finissent bien ; une loi devrait les empêcher de mal finir. »

On peut conclure avec M. Paulhan que le milieu social, l’éducation, le développement progressif de l’intelligence, les circonstances même de la vie ont joué un rôle capital chez Darwin, malgré la force native de ses aptitudes individuelles. Mais il convient d’ajouter que ce qui eut une influence décisive, ce fut, comme Darwin l’avoue lui-même, l’énergie et la persévérance de sa volonté.


V

En résumé, l’idée que nous voudrions voir s’introduire dans la science des caractères, c’est celle de l’évolution. Notre caractère est toujours en train de se changer partiellement ; la conscience même que nous prenons de notre naturel peut y introduire du changement en mieux ou en pire, selon que nous nous apparaissons plus ou moins laids à nos propres yeux. Le visage moral n’est pas fixé comme le visage physique, que modifie seule la lente accumulation des années. L’idée du mieux est pour nous le moyen de réaliser le mieux. En tant que modifiables, nous sommes libres, au sens rationnel du mot, qui n’implique aucun indéterminisme, mais un déterminisme indéfiniment souple et progressif. Notre caractère présent ne nous épuise pas tout entiers, pas plus que notre volition présente et notre action présente. Nous sommes, en quelque sorte, un « devenir » qui se change lui-même sans cesse par l’idée qu’il a et de soi, et de son point de départ, et de son