Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/861

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

national ; la seule raison qu’ils paraissent avoir de vivre est de cultiver, dans une atmosphère de politesse et de morbidesse intellectuelles et morales, cette fleur de luxe, fleur exquise d’art et de civilisation, qui pousse sur ce terreau fécond : la fortune publique. Il y a de petits mondes, contrefaçons du grand, qui l’imitent, sans l’égaler, même et surtout dans ses vices. M. Jourdain, désespérant de ce qui serait la joie suprême de son existence, se venge en critiquant ce qu’il ne peut atteindre, condamnant surtout cette oisiveté dorée et cette lassitude impertinente des êtres et des choses qu’il croit être l’originalité des hommes de naissance. — Pourtant, une comédie comme le Prince d’Aurec, comprise et soulignée par tous à Paris, serait inintelligible pour le public danois. À ce tableau, il manquerait un cadre, à ces figures il manquerait des noms, à ces silhouettes il manquerait la vie. N’est-il point déconcertant pour nos habitudes littéraires de voir qu’aucun des drames du théâtre Scandinave n’a pour scène un salon aristocratique, et que tous se dénouent en des milieux bourgeois ou populaires ? Et faut-il en conclure que l’esprit d’égalité, si vigoureux dans le Nord, a nivelé tous les sommets ? Non. Mais la noblesse danoise, trop peu nombreuse pour résister à l’envahissement démocratique, abandonne la ville. Quand l’étranger s’en va flâner le long des rues silencieuses de Bredgade, il voit des édifices d’aspect monumental, clos par des portes massives en bois sculpté, gardés par des monstres de pierre aux formes héraldiques : ce sont les vieux hôtels où les grandes familles cultivent les souvenirs du passé, dont elles ont fait des temples aux gloires héréditaires. Temples, oui, et respectés, mais ne s’ouvrant guère aux plaisirs et aux idées du siècle, temples vides d’habitans. Jamais ne les agite ce va-et-vient des serviteurs qui, à Paris par exemple, donne une vie si particulière à la somptuosité des façades, à l’ampleur des perrons et des cours. Peu ou pas d’équipages, rien qui ressemble à ce luxe, tapageur à la fois et discret, dont notre aristocratie drape son petit nombre avec une science si consommée du décorum. La noblesse n’est pas là, elle vit à la campagne, dans ses châteaux solitaires, austère et religieuse, dédaignant les frivoles et luxueuses bagatelles, laissant aux bourgeoises et aux artistes le soin de pratiquer ces grands préceptes de l’élégance moderne qui viennent de l’étranger et surtout de Paris.

Voilà pourquoi Ellen de Maag, la Phædra d’Herman Bang, vit dans la solitude d’un château du Jutland, loin du monde et des distractions qu’il apporterait à sa névrose, sans que son historien puisse être accusé d’inconséquence. Névrosée, elle l’est, certes,