Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/875

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

insurmontable et meurtrière. Les malades de la volonté, les cœurs faibles, ont la conscience confuse des périls qui menacent tout le monde et que mieux vaut céder au péril que tenter de le vaincre. Ce danger, quel est-il ? Interrogez, pour le savoir, les paysans qui, malgré leur égoïsme, sacrifient leur dernière obole pour fortifier les remparts de la patrie ; les désastres de 1864 ont profondément ému, cruellement instruit l’Ame de ce petit peuple tranquille, et altéré la confiance qu’il avait en ses destinées ; il n’a pas peur, certes, mais il ne peut s’empêcher de tourner vers le Sud, où veille l’ennemi, des regards d’angoisse, songeant que le danger n’est pas loin. Aussi bien, à quoi bon réfléchir ? La réflexion serait trop amère, les derniers espoirs trop vite envolés !… Vivre, n’est-ce pas suffisant ?


IV

Un romancier danois, mort jeune, Jacobsen, introduisit en Scandinavie le roman plastique, la méthode de Flaubert et des Parnassiens, en même temps que Georges Brandes y faisait connaître les systèmes positivistes et la critique expérimentale. Il mit trois ans à écrire, phrase par phrase, mot par mot, une œuvre qui rappelle étrangement Madame Bovary : Maria Grubbe. Maria Grubbe, à vrai dire, c’est en effet Emma Bovary ; elle en a le tempérament ardent et maladif, l’âme révoltée, la sensualité passionnée, l’esprit fragile et impressionnable ; comme elle, elle se livre à des hommes qui la méconnaissent et l’abandonnent ; comme elle, elle erre de douleur en douleur, de misère en misère, tombe de déchéance en déchéance, et comme elle encore, désabusée du monde, écœurée de la vie, elle meurt tragiquement. Et comme l’œuvre de Flaubert, l’œuvre de Jacobsen renferme des pages exquises, de sentiment, d’éloquence discrète, d’ironie émue, des pages superbes, supérieurement écrites et pensées, frissonnantes de réalité. Aussi bien, comme Flaubert encore, Jacobsen a-t-il fait école. Arne Garborg, l’auteur douloureux des Ames lasses, est l’un de ses élèves ; Hermnn Bang, dans Au bord de la route, en est un autre.

Arne Garborg est un ironiste ; il l’est devenu, pour mieux dire, car il était né sentimental et connut les souffrances du cœur. Mais le cerveau finit par triompher, et, la clairvoyance sceptique ayant remplacé la tendresse, Garborg fît taire la passion pour n’écouter plus que sa pensée, pensée subtile et raisonneuse, pensée vivace et toujours en éveil. Pessimiste et psychologue, l’écrivain norvégien a des affinités pénétrantes avec Amiel ;